Les tensions, créées dans les relations haïtiano-dominicaines autour de la reprise, en août 2023, de la construction du canal haïtien sur la Rivière Massacre, ont pris un tournant grave et inespéré. Ce n’est pourtant qu’une tempête dans un verre d’eau que deux États souverains rationnels auraient pu éviter facilement.
Dans cet article, je me donne pour objectif de démontrer que la voie diplomatique de la négociation bilatérale serait la voie à (re) prendre en vue d’une issue optimale et heureuse à la crise. Pour y arriver, je démontrerai, en premier lieu, où se situe le vrai problème et comment éventuellement le résoudre.
En second lieu, j’expliquerai pourquoi les grandes mesures de sécurité prises du côté dominicain ne sont pas susceptibles de résoudre la crise sinon de l’aggraver en causant des dommages insoupçonnés.
1. Compréhension de la finalité des travaux : la vérité ou le mythe de la déviation
Au cours de l’entretien réalisé le jeudi 14 septembre 2023 sur Radio Vision 2000, la célèbre journaliste Marie Lucie Bonhomme m’a posé une question fondamentale à laquelle je ne crois pas avoir bien répondu. J’avoue que je n’avais pas encore compris que la question touchait le seul vrai problème de la crise. La question était : « Pourquoi les deux États haïtien et dominicain recourent pareillement à leur Traité de paix, d’amitié et d’arbitrage du 20 février 1929 (ci-devant Traité de 1929) pour faire valoir leur position pourtant contraire par rapport au droit de chacun de construire ou d’interdire de construire un canal sur la Rivière Massacre ? ».
Ma réponse était qu’il s’agissait tout simplement de deux interprétations contradictoires du texte en fonction des intérêts de l’un ou l’autre État. En réalité, c’est un peu plus que ça. Le problème ne réside pas dans une éventuelle erreur d’interprétation sinon dans un désaccord sur la finalité réelle des travaux. L’État dominicain parle de déviation du cours d’eau tandis que l’État haïtien parle de prise. De quoi s’agit-il effectivement ?
Dans le respect de l’article 10 du Traité de 1929, pour toutes les eaux qui « naissent sur le territoire d’un des deux États, traversent sur le territoire de l’autre ou leur servent de limites », il est clair qu’aucune des parties contractantes ne peut consentir à « un ouvrage susceptible soit de changer le cours naturel de ces eaux, soit d’altérer le débit de leurs sources ». Mais, il est permis aux deux États de faire un usage juste et équitable des eaux en vue de favoriser un certain équilibre dans l’utilisation de ces ressources.
Il y aurait donc deux façons de violer l’article 10 du Traité de 1929 : par la déviation des cours d’eau et/ou par leur usage injuste et non équitable. De ce fait, si le gouvernement haïtien est en mesure d’une part de prouver que l’ouvrage ne consiste pas en une déviation des eaux de la Rivière Massacre, il pourra légalement défendre ne pas agir en violation du Traité, d’autant plus que son premier ouvrage sur le cours d’eau ne saurait, à lui seul, constituer, un usage injuste et non équitable des eaux par rapport aux nombreuses prises existantes du côté dominicain.
Aujourd’hui, malgré l’existence de la Déclaration conjointe du 27 mai 2021 dans laquelle la partie dominicaine avait donné son accord de principe pour la poursuite des travaux, il faut reconnaître que le cadre d’exécution de l’ouvrage de 2021 à date pourrait changer. De ce fait, en réassumant la responsabilité de l’ouvrage, le gouvernement haïtien devra de nouveau fournir toutes les données nécessaires devant servir à dissiper le malentendu existant autour de la nature et de la finalité des travaux. Mais, il faudrait bien qu’il précise tout d’abord, car ce n’est pas tout-à-fait clair, si son engagement pris dans le communiqué du Ministère de la culture et de la communication du 14 septembre de « prendre toutes les dispositions afin que l’irrigation de la plaine de Maribahoux se fasse dans les normes, sous la supervision notamment des Ministères de l’Agriculture des ressources naturelles et du développement rural et de l’Environnement » se rapporte ou non à une promesse de prise en charge de la construction du canal en question. Si ce n’est pas le cas, ce que l’on ne souhaite pas, on peut facilement conclure que le gouvernement haïtien n’entend pas non plus faire partie de la solution de ce problème.
2. Égarement diplomatique, démonstration de force et violation de droits humains
En principe, dès l’éclatement des tensions en avril 2021, l’État dominicain, à travers sa chancellerie, aurait pu exiger des informations à l’État haïtien sur la portée et la finalité des travaux initiés. C’est son droit entier vu que l’ouvrage en question s’exécute sur une ressource en eau partagée avec son voisin. Il avait pourtant choisi d’exiger l’arrêt immédiat des travaux en créant un différend diplomatique difficile de résoudre dans les conditions exigées puisqu’évidemment, tel que le défend le gouvernement haïtien dès le début, l’État haïtien est souverain et, de ce lieu, n’a pas à recevoir des ordres d’un autre État sur des travaux qu’il réalise sur son territoire, même si ces derniers comportent une dimension internationale relative à l’État plaignant.
Par ailleurs, au lieu de rectifier son écart, le gouvernement dominicain a choisi de hausser le ton en se détournant de la voie pacifique de la négociation diplomatique, au profit de l’intimidation, des représailles et de l’exhibition menaçante d’une supériorité militaire qui ne se justifie pas, car les deux États – et ceci fort heureusement – ne s’apprêtent pas à entrer en guerre.
Le 5 septembre, le président Abinader a ordonné unilatéralement la fermeture de la frontière de Dajabon. Dans des déclarations successives, il éleva la construction du canal au rang de menace à l’intégrité du territoire dominicain et à la sécurité nationale. Il a donc convoqué le 11 septembre le Conseil national de sécurité qui a décidé de renforcer les mesures sécuritaires déjà prises en émettant un ultimatum au bout duquel le président a procédé ce jeudi 14 septembre à la fermeture de toutes les frontières avec Haïti.
Encore faut-il préciser que cette mesure finale ait été annoncée sans que les liens diplomatiques n’aient été déclarés rompus avec l’État haïtien ni que le temps n’ait été donné, – et ceci très maladroitement – aux cinq émissaires haïtiens se trouvant encore sur le territoire dominicain de retourner dignement à leur pays.
Évidemment, toutes ces mesures dominicaines ne semblent pas nous rapprocher d’une solution à la crise. L’État haïtien que le président Abinader semble vouloir pousser à l’arrêt des travaux par la menace et l’humiliation n’a pas l’air d’être intimidé. En réponse au président voisin, le gouvernement haïtien a réitéré, à travers un communiqué officiel du Ministère de la culture et de la communication, sa position de départ selon laquelle « la République d’Haïti peut souverainement décider de l’exploitation de ses ressources naturelles. Elle a, comme la République Dominicaine avec laquelle elle partage la rivière Massacre, l’entier droit d’y faire des prises, conformément à l’accord de 1929 ».
Les dirigeants haïtiens en ont profité également pour appeler l’État dominicain « à la protection des vies et des biens, des deux côtés de la frontière, et au respect des conventions internationales régissant la matière ». Pourquoi des deux côtés de la frontière ? En Haïti, d’une part, on ne sait jamais, vu la menace de guerre des Dominicains qui se fait de plus en plus intimidante. En République dominicaine aussi, d’autre part, où l’atmosphère d’hostilité créée dans le pays pourrait amener à la confrontation entre Haïtiens et Dominicains.
Par ailleurs, autant le dénoncer avant l’avènement du pire, il est manifeste que le droit fondamental à la libre circulation des Haïtiens est actuellement en danger en République dominicaine. En interdisant unilatéralement aux Haïtiens d’exercer leur droit fondamental de rentrer dans leur pays s’ils le désirent, l’État dominicain agit entre autres en violation flagrante de l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, l’article 12 du Pacte international des droits civils et politiques et l’article 22 de la Convention américaine des droits de l’homme régissant la matière. De plus, la même mesure empêche de manière discriminatoire aux ressortissants haïtiens de jouir du régime constitutionnel national de protection des étrangers consacré à l’article 25 de la Constitution dominicaine de 2015 en vigueur.
Dans la foulée, il faudra attendre encore un peu pour voir si les autorités dominicaines auront permis à la Fédération nationale des travailleurs chrétiens du transport social (FENATTRANSC) de mettre en exécution, à partir du lundi 18 septembre prochain, sa mesure annoncée publiquement par l’un des représentants de son bureau exécutif, le syndicaliste Mario Diaz, d’interdire à ses chauffeurs, afin de soutenir, dit-il, l’arrêt de la construction du canal, de transporter des Haïtiens indépendamment de leur statut migratoire.
En fin de compte, même s’il faut bien laisser l’analyse des enjeux politiques internes aux Dominicains, on peut bien se demander si le président Abinader ne réalise pas la disproportion des mesures prises par rapport à un problème fondé sur un simple malentendu que pouvait résoudre une entente diplomatique raisonnée et responsable. D’un autre côté, on peut se demander en quoi une démonstration à la frontière de la supériorité militaire dominicaine peut bien aider à résoudre la crise. De plus, compte tenu de l’importance irréfutable du marché haïtien pour le commerce dominicain, la fermeture totale des frontières avec Haïti ne serait-elle pas une mesure suicidaire ou tout au moins une forme d’autoflagellation à effet impopulaire et contre-productif ?
3. Voies de sortie : option optimale de la négociation bilatérale et conditions de réussite
Il existe au moins trois voies de sortie envisageables à cette situation de tension qu’on peut juger à hauts risques et à haute intensité. En premier lieu, les plus exaltés, notamment du côté dominicain, vont jusqu’à imaginer l’affrontement des deux pays dans une guerre militaire. Les Haïtiens n’écartent pas non plus cette possibilité en disant qu’ils seraient prêts à mourir pour défendre la construction du canal. Ce serait une folie évidemment de devoir arriver à ce point, car il est insensé de réveiller en nous autant d’instincts sauvages quand nous pouvons encore compter sur notre rationalité individuelle et collective.
La seconde voie envisageable, encouragée par plus d’uns et même prévue par le Traité de 1929, serait l’arbitrage international. Ce ne serait pas pour l’instant la voie à prendre. Primo, le recours à ce genre de mécanisme international ne se justifie réellement qu’après l’épuisement des voies de recours bilatérales. Nous n’en sommes pas encore là malgré l’échec des premières tentatives. Secundo, un tel recours nous ferait passer malheureusement par un long temps d’attente et de paralysie des échanges bilatéraux que l’interdépendance des deux économies et la convivialité frontalière habituelle ne devraient pas se permettre.
Il nous reste enfin le dialogue diplomatique en vue d’une négociation bilatérale sérieuse. À mon avis, c’est la voie qu’il faudra encourager et (re)prendre. Le gouvernement haïtien a déjà fait le premier pas en renouvelant son invitation à la reprise du dialogue à Port-au-Prince après que celui-ci a été suspendu unilatéralement à Santo Domingo le 14 septembre. La correspondance officielle du Ministère des Affaires étrangères d’Haïti adressée à la chancellerie dominicaine s’inscrit dans cette démarche.
Il reste à savoir si les autorités voisines auront consenti à agréer l’invitation au lieu de persister à exiger sans concession l’arrêt voire l’abandon des travaux. Ce sera toutefois pour elles l’occasion de prouver leur bonne foi dans la recherche d’une solution définitive à la crise sur la base du vrai problème de la finalité des travaux.
En ce sens, le gouvernement haïtien devra d’abord clarifier avec les dirigeants dominicains si leur demande se rapporte effectivement à un arrêt définitif des travaux ou plutôt à un arrêt temporaire de ces derniers jusqu’à la conclusion du dialogue bilatéral. Toutes choses étant égales par ailleurs, nul peut honnêtement soutenir que la logique de la suspension temporaire de l’ouvrage serait une condition préalable indéfendable. Au contraire, dans le cadre de l’élaboration d’un protocole préparatoire de négociation, le gouvernement haïtien pourrait consentir la suspension temporaire des travaux en échange, de la part des Dominicains, d’une levée également temporaire de leurs mesures jusqu’à l’aboutissement du dialogue.
Dans la pratique, vu sa faible légitimité actuelle et l’ampleur de l’effervescence populaire autour de l’œuvre, le gouvernement haïtien pourrait difficilement avoir les moyens d’obtenir auprès des paysans la concession de la suspension temporaire. En définitive, le plus important pour le gouvernement haïtien, avant d’initier le dialogue bilatéral, sera de s’assurer de : (1) reprendre le contrôle effectif de la construction du canal sans créer de conflits inutiles avec l’équipe civile présentement en charge, (2) convaincre les paysans de sa volonté réelle de leur donner satisfaction en leur garantissant la continuation et la finalisation des travaux et (3) doter le projet, pour toute éventualité, d’un impeccable dossier technique d’étude et d’exécution des travaux conformément aux termes du Traité de 1929, aux principes et aux exigences normatives de toutes les conventions internationales régissant la matière.
Après que le gouvernement haïtien aura franchi toutes ces étapes, il est certain que la voie diplomatique de la négociation bilatérale aura nécessairement apporté une solution à la crise. Et si, au pire des cas, les autorités dominicaines se refusent malgré tout au dialogue en tenant mordicus à l’arrêt des travaux, le gouvernement haïtien pourra à ce moment recourir à un tribunal arbitral ou à la médiation d’un tiers État ou d’une organisation internationale compétente. Et, si par malheur, c’est le gouvernement haïtien lui-même qui se dérobe de ses responsabilités, il y a lieu de s’imaginer le pire entre la détermination effrénée des paysans haïtiens du Nord-est et la frustration devenue légitime des Dominicains.
Smith AUGUSTIN
Juriste et sociologue
Ex-ambassadeur d’Haïti en République dominicaine
Source: Alterpress