Le Pérou à un an du coup d’État contre Castillo – Anahi DURAND

7 décembre 2023

Historiquement, au Pérou, les élites ont exclu du jeu démocratique les masses plébéiennes, en particulier les paysans et les populations indigènes. Ce n’est qu’en 1968 que le gouvernement militaire de Juan Velasco Alvarado a promulgué la loi sur la réforme agraire, qui a éliminé le régime de servage que subissaient 30 % des habitants du pays. En 1980, l’Assemblée constituante franchit une nouvelle étape importante en décrétant enfin le suffrage universel. Mais au-delà des changements formels, l’exercice de la pleine citoyenneté n’a pas été facile pour les secteurs les plus pauvres. Le conflit armé interne dans les années 80 et 90, puis l’imposition du néolibéralisme ont interrompu le processus de participation politique. Ce n’est qu’en avril 2021, au milieu d’une profonde crise politique et économique, que ces secteurs ont réussi à élire l’un des leurs à la présidence. Ils ont élu Pedro Castillo, un enseignant rural, un syndicaliste et, comme des millions de Péruviens, un homme sous-payé, sous-traité et méprisé.

Face à ce triomphe, la décision des groupes de pouvoir a été transparente : Castillo ne devait pas terminer son gouvernement, il devait échouer, et mieux encore s’il finissait en prison pour servir de leçon afin qu’aucun autre indien ou miséreux ne prenne sa place. Après quinze mois de siège, les efforts de déstabilisation et d’érosion permanente de l’ordre constitutionnel en décomposition ont porté leurs fruits. Castillo a été destitué et arrêté illégalement et Dina Boluarte nous a été imposée comme présidente. Les manifestations de masse des premiers mois exigeant la démission de Boluarte ont été accueillies avec une féroce brutalité coloniale. Le nouveau régime était là pour rester.

Un an après cette opération qui a fini par massacrer ce qui restait de la faible démocratie péruvienne , nous faisons le point en analysant les deux forces les plus importantes qui s’affrontent aujourd’hui. D’une part, la coalition putschiste qui avance vers la reconquête du pouvoir menacé, en recourant à des pratiques mafieuses et anti-démocratiques. De l’autre côté, le camp populaire mobilisé qui cherche à résister à l’assaut des restaurateurs et à obtenir des changements fondamentaux qui incluent sa propre voie politique. Une lutte qui reste ouverte et dont l’issue est encore incertaine.

La coalition du coup d’État : jusqu’à ce que la mafia nous sépare

Depuis un an, une coalition gouverne sous le nom de Dina Boluarte et est soutenue par la coordination pragmatique des partis de droite au Congrès (Fujimorismo, Alianza para el Progreso), du ministère public, des grands médias et des groupes de pouvoir économique. Jusqu’à présent, ils se sont unis autour de deux objectifs fondamentaux : premièrement, approfondir le modèle économique néolibéral et, deuxièmement, s’emparer des institutions et s’assurer qu’ils ne perdent pas le pouvoir à moyen terme.

La tâche de relancer l’économie n’a pas été couronnée de succès. Au contraire, l’inaptitude de Boluarte et l’instabilité politique ont mis un terme à un cycle qui permettait à la macroéconomie péruvienne de bien se porter indépendamment de la crise politique. Aujourd’hui, le Pérou connaît une grave récession économique et la contraction de l’économie se reflète dans la baisse consécutive du produit intérieur brut. La crise se fait sentir dans les poches des familles car, comme le rapporte le Programme alimentaire mondial, « plus de la moitié de la population est en situation d’insécurité alimentaire et la malnutrition chronique a augmenté pour la première fois en 17 ans ». Cependant, le gouvernement suit l’agenda imposé par les sociétés transnationales et les chambres de commerce. En mars, le Premier ministre Alberto Otarola s’est rendu au Canada pour satisfaire les ambitions des entreprises minières canadiennes et, en octobre, il a annoncé un nouveau train de mesures favorables à l’agro-industrie au détriment des travailleurs. Alors que le peuple paie les frais de la crise, le régime se plie aux exigences des patrons.

En ce qui concerne la mainmise sur les institutions, la première mesure de la coalition a été de placer les membres de la Cour constitutionnelle, un organe qui a avalisé toutes les décisions du Congrès et qui a joué un rôle clé dans l’acceptation de la grâce illégale d’Alberto Fujimori. De même, grâce à une alliance controversée avec le parti « marxiste-léniniste » Perú Libre, l’ultra-droite a réussi à prendre le contrôle du bureau du Médiateur des droits en nommant un avocat pro-Fujimori à ce poste. L’étape suivante consistait à contrôler le Conseil national de la justice (CNJ), dont les membres jouent un rôle décisif dans la nomination des chefs du jury national des élections (l’organe qui supervise les processus électoraux, NdT). Le plan avançait, mais à la fin du mois de novembre, un secteur du ministère public a dénoncé la procureure générale Patricia Benavides pour avoir mené un complot contre le CNJ. Un complot a été mis à jour, dans lequelle le procureur offrait l’impunité judiciaire à des membres du Congrès en échange de leurs votes en séance plénière. L’exécutif a profité de la tension et Boluarte a demandé la destitution de Benavides. La procureur a contre-attaqué en dénonçant la responsabilité de la présidente de facto dans les massacres qui ont eu lieu lors des manifestations de décembre 2022, après une année passée à les dissimuler.

Dans l’ensemble, cette coalition a obtenu des résultats médiocres, mais a réussi l’essentiel : rester au pouvoir. Cependant, le conflit sur le contrôle du système judiciaire a révélé les premières fissures dans le bloc, en mettant au jour le modus operandi entre le Congrès et le bureau du procureur général, le même que celui utilisé contre Pedro Castillo. Il a également mis en évidence la nature mafieuse d’un régime illégitime où il n’y a pas d’indépendance des pouvoirs et où des avantages sont échangés contre l’impunité judiciaire, des postes gouvernementaux ou des faveurs politiques. Mais si la mafia n’est plus aussi unie, elle n’est pas prête à rompre le pacte de coexistence qui lui permet de rester au pouvoir jusqu’en 2026, date à laquelle la loi impose la convocation d’élections générales. Il y aura probablement des dessous de table pour maintenir cet ordre décadent, mais que chacun privilégie à sa manière. Une mobilisation populaire pourrait changer la donne, mais dans une dictature, organiser la contestation n’est pas chose aisée.

Mobilisation populaire et crise politique

Au Pérou, l’imposition du néolibéralisme pendant la dictature de Fujimori a signifié l’imposition d’une nouvelle forme de gouvernement et d’administration publique favorable à l’investissement privé, qui a réduit l’État à sa plus simple expression. Des millions de citoyens ont été jetés dans l’économie informelle sous l’étiquette d' »auto-entrepreneurs ». L’annulation de l’État en tant que garant des droits et la précarisation du travail sont allées de pair avec la pulvérisation des médiations sociales ; les syndicats, les corporations, les associations, les partis politiques se ont été englués dans une crise systèmique. Le rêve de Milei pour l’Argentine est une réalité qui s’est imposé au Pérou depuis les années 1990.

Les secteurs populaires qui ont émergé dans la résistance et l’adaptation au néolibéralisme – travailleurs informels, paysans, ouvriers de l’agro-exportation, chauffeurs de motos-taxis, étudiants, cuisiniers et micro-entrepreneurs – se sont politisés, cherchant leur propre représentation politique. Ces masses plébéiennes, pour la plupart d’origine indigène ou cholos des quartiers périurbains, ont massivement voté pour Pedro Castillo et ont défendu son gouvernement jusqu’au dernier jour. Ce sont ces secteurs qui se sont mobilisés dans tout le pays contre la destitution de leur président, contre l’usurpation de Dina Boluarte avalisée par le Congrès corrompu et la classe politique de Lima, toutes tendances confondues. La répression les a frappés de plein fouet et ce sont eux et leurs familles qui ont gonflé la liste des victimes du régime; plus de soixante-dix personnes ont été assassinées, douze cents blessées et dix-huit cents poursuivies en justice par la dictature.

Après la forte poussée répressive, il a été très difficile pour les secteurs mobilisés de construire une plate-forme organisationnelle qui surmonte les limitations telles que la fragmentation territoriale ou les caudillos locaux. En mars, le Comité national unifié de lutte du Pérou (CONULP), composé de groupes régionaux, a été créé, mais en juin, il s’est scindé et le Comité national unitaire de coordination de la lutte (CNUL) a vu le jour. Cette dernière organisation repose plus sur des structures politiques préexistentes, et pour certaines opposées à Castillo, que sur l’auto-organisation populaire comme la CONULP. Sur le plan politique, ils n’ont pas encore réussi à organiser un point de référence politique, car bien que la direction de Pedro Castillo maintienne l’hégémonie, certains secteurs exigent sa libération tandis que d’autres insistent sur sa réintégration. Tout au long de l’année, ils ont organisé diverses manifestations unifiées pour réclamer la démission de Dina Boluarte, la fermeture du Congrès, une Assemblée constituante et la libération des prisonniers politiques. Mais au-delà de leur combativité, leurs possibilités de modifier le rapport de forces sont assez limitées, et leur influence doit obligatoirement s’accroître pour cela.

Ces derniers mois, face aux actions autoritaires et mafieuses du régime, des secteurs du centre, du centre-gauche et des classes moyennes progressistes ont rejoint l’opposition. Des dirigeants politiques, des journalistes, des ONG et d’autres personnes qui avaient d’abord ouvertement soutenu Dina Boluarte organisent maintenant des sit-in et des activités de rue pour défendre le Conseil nationale de Justice et la démocratie qu’ils n’ont considéré menacée que de long mois après le coup d’État de décembre 2022. Il s’agit d’actions minoritaires, concentrées à Lima, qui se distancient rapidement des secteurs populaires mobilisés, qu’ils qualifient de « castillistes » parce que les revendications de ces derniers incluent la libération du président Castillo. La démocratie peut continuer à être massacrée, mais les « malentendus profonds et mortels » qui ont historiquement marqué la société péruvienne s’imposent, creusant les abîmes de classe et de racisme, donnant l’avantage à la coalition putschiste.

Un an après la dictature, les manifestations ont repris et le Peuple descend à nouveau dans la rue et sur les autoroutes avec un protagonisme que l’intelligentsia bourgeoise et les médias dominants peuvent ignorer, mais pas nier. Les citoyens sont déterminés à construire leur propre chemin, mais il faut davantage de politique, de ponts et de dialogue pour briser le pacte infâme des auteurs du coup d’État. L’issue reste ouverte, pour l’instant.

Anahi DURAND