Il y a deux cents ans, sur la Pampa de Quinua à Ayacucho, l’armée du Libertador Simon Bolivar livrait la bataille qui allait mettre fin au joug espagnol sur le continent. Au soir du 9 décembre 1824, le général Antonio José de Sucre, du haut de son célèbre cheval Turdillo, contemple une victoire paradoxale. Le camp royaliste, sous le commandement du général espagnol Canterac, est essentiellement composé d’officiers et de troupes péruviennes. L’armée indépendantiste, quant à elle, est essentiellement formée par des soldats vénézuéliens et colombiens, soutenus par quelques bataillons argentins et chiliens. Les régiments de cavalerie des hussards péruviens sont minoritaires.
Les deux « premiers » présidents du Pérou, José de la Riva Agüero et José Bernardo de Tagle y Portocarrero, marquis de Torre Tagle, rejoignirent les rangs de l’empire espagnol pour contrer l’avancée des troupes de Simón Bolívar. Les élites péruviennes n’ont jamais été véritablement indépendantistes et n’avaient aucun projet de nation ni de justice sociale proches de l’idée de la Patria Grande bolivarienne. Pendant ce temps, les gens du peuple, encore marqués par le martyr dun descendant inca Tupac Amaru II ou la disparition du leader indigène Juan Santos Atahualpa, regardaient indifférents ces batailles de créoles auxquelles personne ne les avait conviés.
Après le départ de Bolívar du Pérou, la continuité coloniale s’est imposée, utilisant et défigurant le nom de république. Loin d’être la « cause commune », le mot est perverti pour maintenir une société de domination, injuste et profondément ségrégationniste. Les majorités populaires qui peuplaient le Pérou ont toujours été exclues de la Res Publica : les indigènes, les paysans, les afro-descendants, les gens ordinaires. Dans la pratique, le Pérou a continué de fonctionner comme une colonie sans métropole. C’est à dire un ensemble de terres dominées et pillées par de nouvelles élites dépourvues de projet national. La défaite cuisante du Pérou dans la guerre contre le Chili a démontré la non-viabilité de ce modèle. La bourgeoisie du pays voisin, gonflée par un nationalisme ambitieux et expansionniste, a rapidement réussi à conquérir des territoires fragmentés qui ne se concevaient pas comme un tout.
L’avancée chilienne n’a pu être contenue que par l’intégration dans la résistance des communautés indigènes des hauts plateaux centraux. Ces communautés, qui avaient conservé une marge d’indépendance depuis l’époque coloniale, ont défendu leurs terres contre les mauvais traitements infligés par les troupes d’occupation. Andres Avelino Cáceres a vu l’opportunité d’inclure ces secteurs indigènes traditionnellement exclus dans un objectif national commun. Mais la rupture avec le régime d’exclusion a été de courte durée. À peine Caceres a-t-il réussi à repousser les troupes chiliennes et à s’installer à la présidence qu’il assassine ses anciens alliés indigènes et rétablit la ségrégation. Ce régime, hérité de la colonie espagnole, a été la norme tout au long de l’ère républicaine péruvienne et a réussi à se maintenir jusqu’à aujourd’hui – à l’exception de la parenthèse démocratisante du gouvernement révolutionnaire des Forces armées (1968-1975).
La continuité du projet colonial, qui implique l’exclusion de secteurs importants de la population (principalement les indigènes, les paysans et les citadins pauvres) et le pillage des territoires par l’élite, a empêché la construction d’une patrie inclusive pour tous. Aujourd’hui, plus de 40 % du territoire péruvien a été placé en concession à des multinationales étrangères, et dans des régions comme Ancash, Apurimac, La Libertad, Arequipa et Moquegua, ce chiffre atteint 50 %. L’État a cédé une grande partie de ses responsabilités en matière de services publics et d’administration civile à des ONG qui n’ont de comptes à rendre qu’à leurs bailleurs de fonds étrangers. Tous les secteurs stratégiques de l’économie – à l’exception de PetroPeru, sous la menace permanente d’être privatisé – répondent à des intérêts étrangers. De plus, depuis son investiture illégitime le 7 décembre 2022, Dina Boluarte a renforcé la présence de l’armée étatsunienne dans le pays. Cette absence de souveraineté n’est pas surprenante car le Pérou ne s’est jamais vraiment considéré comme un pays.
200 ans après la bataille d’Ayacucho, le régime Boluarte a rompu ses relations avec les gouvernements du Venezuela et de la Colombie et est largement rejeté par son propre peuple. Le 9 décembre 2024, en l’absence des pays qui ont envoyé leurs troupes pour libérer le continent, le gouvernement péruvien se rangera à nouveau du côté de l’empire et exclura la population des célébrations. 200 ans après la première indépendance, il est temps que le peuple péruvien se considère comme un pays indépendant et souverain, prêt à refonder la République et à construire un projet (pluri)national inclusif.
La Línea
Source: La Línea – Traduction: Romain Migus