Les jeunes de Soacha ont été victimes d’une nouvelle méthode des Forces armées : les « faux positifs ». C’est le gouvernement d’Uribe Velez qui la conçut, et le responsable de son développement fut son ministre de la Défense, futur président de la Colombie et Prix Nobel de la Paix, Juan Manuel Santos.
Le fonctionnaire au visage arrogant affirma à Luz Marina Bernal qu’elle était la mère d’un chef narco-guérillero, mort dans un affrontement avec l’armée. Il précisa qu’il portait une tenue de camouflage et tenait un pistolet, déchargé, dans la main droite.
Elle le regarda de ses yeux pleins de larmes. Elle inspira profondément et lui répondit d’une voix posée : « Non, monsieur, je suis la mère de Fair Leonardo Porras Bernal. Un jeune homme de 26 ans, déficient mental de naissance, dont la capacité intellectuelle correspond à celle d’un enfant de 8 ans. »
L’homme la regarda incrédule. Elle poursuivit en lui expliquant qu’en outre, son fils ne pouvait pas avoir tiré avec une arme, car la partie droite de son corps, y compris sa main, était paralysée. Embarrassé, le fonctionnaire lui dit : « Je ne sais pas madame, c’est ce que déclare le rapport de l’Armée ».
Luz Marina, son époux, l’un de ses enfants et trois autres mères, étaient à la recherche de leurs fils depuis huit mois. Ils se trouvaient à Ocaña, une ville à l’est du pays, non loin de la frontière avec le Venezuela. Ils vivaient à environ 700 kilomètres de là, à Soacha, près de Bogota.
Leonardo avait disparu le 8 janvier 2008. Il avait quitté la maison vers 13h30, après avoir reçu un coup de téléphone. Il avait dit à son frère, John Smith, qu’on lui promettait un travail. Il était connu dans son quartier parce qu’il se rendait utile en faisant des petits travaux et des commissions pour quelques sous ou juste pour rendre service. Régulièrement, il achetait une rose ou une barre de chocolat à sa maman.
Pendant 252 jours, Leonardo n’exista plus. Son père continuait à travailler pour soutenir la famille, pendant que Luz Marina se consacrait à le chercher. Elle partait au petit jour et rentrait la nuit, terrassée de fatigue. Dans aucune rue, dans aucun hôpital ni dans aucune morgue on n’avait entendu parler de lui. Les fonctionnaires, les militaires, les policiers lui répétaient ce qu’ils avaient déjà dit à des milliers de familles, depuis de nombreuses années : qu’il faisait certainement la fête, qu’il était parti avec sa petite copine dans un autre pays, ou bien qu’il s’était engagé dans la guérilla.
Jusqu’au jour où, le 16 septembre, elle reçut un appel de la Médecine légale. « J’ai senti mon ventre se glacer et j’ai juste réussi à dire à ma famille que les recherches étaient terminées parce que Leonardo était mort ». Elle se rendit au siège de l’Institut et parmi les trente photos qu’on lui présenta, elle identifia son fils. « Ce fut affreux de le voir parce qu’il avait reçu treize balles dont deux dans le visage. C’est à peine si je l’ai reconnu ». Ils lui dirent qu’elle devait aller jusqu’à Ocaña, où on l’avait trouvé dans une fosse commune avec dix-huit autres corps.
Pour exhumer et transporter les restes, on lui demanda presque six mille dollars, une somme énorme pour ses modestes économies. Mais, en huit jours, la famille emprunta de l’argent, vendit le peu d’objets qu’elle possédait, jusqu’à réunir la somme.
Le hasard voulut que quelques journalistes qui couvraient l’autopsie d’un footballeur s’intéressent à « l’affaire ». C’est ainsi qu’on commença à connaître la vérité, car comme de coutume, plusieurs organes de presse avaient déjà répété la version officielle : « On a trouvé une fosse contenant dix-huit jeunes recrues des FARC ».
Les militaires surveillèrent l’exhumation des NN [Nonem Nescio], les « Noms inconnus », à laquelle les familles ne purent être présentes. Ils leur remirent des cercueils scellés, sans qu’elles puissent voir les corps.
Mais, Luz Marina ne se résigna pas, entamant un combat légal qui semblait perdu d’avance. C’est seulement un an et demi plus tard qu’on put ouvrir le cercueil pour faire avancer l’enquête officielle. « Ce que nous avons trouvé était horrible. Même si c’était Leonardo, il n’y avait là qu’un tronc humain avec six vertèbres et un crâne rembourré avec un tee-shirt à la place du cerveau ».
Les dénonciations des mères commencèrent à avoir un grand écho. Le président Alvaro Uribe Velez réaffirma alors publiquement : « [Ces jeunes] ne sont pas partis récolter du café. Ils sont partis dans le but de commettre des actes de délinquance. » Luz Marina n’a jamais pu oublier ces paroles.
Lors du jugement, au cours duquel les militaires se moquèrent d’elle et la menacèrent, elle prit connaissance des détails de l’assassinat. L’homme qui avait appelé son fils entretenait une collaboration spéciale avec l’armée cantonnée dans la région d’Ocaña : pour 80 dollars, il leur amenait des vagabonds, des drogués, des chômeurs et des handicapés. Ceux-ci le suivaient, confiants, croyant obtenir un emploi. Il reconnut avoir livré trente jeunes.
Avant de les assassiner, les militaires leur prenaient leurs pièces d’identité. Ensuite le chef du renseignement du bataillon écrivait dans le rapport : « morts au combat ».
Les jeunes de Soacha ont été victimes d’une nouvelle méthode des Forces armées : les « faux positifs ». C’est le gouvernement d’Uribe Velez qui la conçut, et le responsable de son développement fut son ministre de la Défense, futur président de la Colombie et Prix Nobel de la Paix, Juan Manuel Santos. On exigeait des militaires qu’ils fournissent des chiffres positifs dans la lutte contre-insurrectionnelle. Des chiffres, c’est ce que voulaient les États-Unis pour verser plus d’aides militaires. Les transnationales les avaient également demandés pour pouvoir investir.
Dans un but incitatif, chaque assassinat a été monnayé. Originaire elle aussi de Soacha, Maria Sanabria, la mère de Jaime Estiven Valencia Sabrina, un lycéen de 16 ans, a déclaré avec certitude : « Nous savons qu’on a tué nos fils en échange d’une médaille, de vacances, d’une promotion, en échange de l’argent que leur versait l’État ». L’ancien colonel Robinson Gonzales déclara pendant l’enquête sur plusieurs « faux positifs » : « J’obtenais des week-ends de congé, et pour chaque weekend jusqu’à 5 millions de pesos afin d’en profiter à ma convenance ».
Après 8 ans de gouvernement, Uribe présenta les chiffres de l’efficacité : 19 405 guérilleros avaient été « abattus ». Curieusement, le gouvernement lui-même répétait que les Forces Armées Révolutionnaires de Colombie, FARC, et l’Armée de Libération Nationale, ELN, comptaient 12 000 membres. Alors, qui étaient ces milliers de « morts au combat ». Les mères, comme celles de Soacha, connaissent la réponse : des civils innocents. Plus de 4 000 « faux positifs » font l’objet d’enquêtes.
Ceux qui ont été trouvés à Ocaña font partie des détenus disparus dont le nombre, selon le Ministère public, s’élève à 25 000, tandis que les organisations des droits humains avancent un chiffre de 60 000 sur 30 ans. Selon les Nations Unies, l’impunité atteint les 98,5%. Pour Leonardo, quelques soldats ont été condamnés. Le commandant de l’Armée a démissionné devant le scandale de Soacha, mais Uribe l’a nommé ambassadeur en République Dominicaine.
Aucune dictature du continent, ni celle d’Argentine, de Pinochet ou celles du Guatemala, n’avait osé une criminalité telle que celle de l’État « démocratique » de Colombie.
Luz Marina affirme qu’Uribe n’a fait que « nous offrir 18 millions de pesos [6 500 euros NDLT] pour nous taire, comme si nous avions mis au monde nos fils pour les lui vendre ». Elle n’hésite pas à faire porter la responsabilité de l’assassinat de Leonardo à Juan Manuel Santos, Prix Nobel de la Paix pour les dialogues avec la guérilla.
Luz Marina est passée du statut de simple femme au foyer qui apprenait la confection et la carterie, à une inflexible activiste des droits humains.
On les connaît comme les « Mères de Soacha », mais on les appelait au début les « Mères des faux positifs ». On les a aussi traitées de « mères braillardes » pour les dévaloriser, comme autrefois on disait « folles » les mères et grands-mères de la Place de Mai, en Argentine.
Elles s’habillent de tuniques blanches et portent autour du cou les photos de leurs fils assassinés. Leur mouvement est devenu un symbole contre l’impunité dans les affaires des « faux positifs » et des détenus disparus.
Lorsqu’elles se sont unies et ont décidé de se retrouver un vendredi par mois pour demander du soutien et l’ouverture d’enquêtes, les attaques ont commencé, et n’ont pas épargné leur honneur ni leur dignité. Les menaces aussi, au point que John Smith, le frère de Leonardo, a dû quitter la maison. Un membre de la famille d’un des jeunes a été assassiné.
Maria Sanabria marchait dans une rue lorsque deux hommes en moto se sont approchés d’elle. Celui qui était derrière, sans ôter son casque, descendit, l’attrapa par les cheveux et la plaqua contre le mur : « Vieille salope, on veut que tu la fermes. Nous autres, on ne joue pas. Continue à ouvrir ta bouche et tu finiras comme ton fils, la figure pleine de mouches ».
Seules six mères des jeunes de Soacha persistent dans leur combat, car ils ont réussi à intimider les autres, mais des mères d’autres régions se sont jointes à elles.
Maria dit : « Mon enfant, ils me l’ont tué et tout le monde s’en moque. L’impunité me rend malade. Mais je continue à vivre pour que nos fils ne soient pas morts pour rien. Parce qu’en dénonçant les crimes dont ils ont été victimes, nous réussirons à sauver beaucoup d’autres vies. »
Comme les mères de Soacha, ce sont d’autres mères, grands-mères et épouses qui, en majorité, ont été à la tête de la lutte pour les leurs. C’est ce qui est arrivé en Argentine, au Chili, au Salvador, au Pérou, au Guatemala… Ce sont elles, les mères principalement, qui se rencontrent et créent de nouvelles formes de protestations. Ce sont les collectifs de femmes qui crient quand les criminels d’État donnent l’ordre de se taire. Qui lèvent le bras quand toute forme de protestation est attaquée, car soi-disant subversive. Elles s’unissent, partagent leur douleur, leur amour, leurs angoisses et l’espoir de retrouver cette partie de leur être. Leurs filles et leurs fils disparus se fondent en elles toutes. Parce que ce sont elles qui ont donné la vie et qui maintenant socialisent leur maternité. Les circonstances les mènent à transformer leur douleur en lutte politique.
Comme il a été dit : « De la mère-soumission, de la mère-abnégation, de la mère-espace privé, elles se déplacent vers un nouveau rôle : la mère qui investit la rue, la mère-lutte, la mère-force ».
Un père qui proteste est plus facile à assassiner : il peut être désigné comme un subversif de plus. L’oppresseur regarde ces femmes avec haine, il en a assassinées quelques-unes, mais elles n’en restent pas moins des mères. Et la mère, on la vénère, car même du fond de leur irrationalité criminelle, en bon catholiques qu’ils sont, elle demeure l’incarnation de la Vierge Marie.
Luz Marina ne cesse d’aller sur la tombe de Leonardo, même si elle est située bien loin de sa maison. Comme ils n’avaient pas d’argent pour l’enterrement, ils ont accepté l’emplacement que leur a offert un ami dans un cimetière au nord de Bogota : Soacha est au sud, à deux heures de trajet en bus.
Elle s’assoit à ses côtés, caresse la pelouse, la terre. Elle pleure en silence et lui parle en murmurant. « Je lui donne des nouvelles de la famille. Je lui explique comment nous allons, ce que nous faisons, combien il nous manque. Je lui raconte comment va notre lutte. Je lui demande que tous, du haut du ciel, nous aident à avoir des forces pour continuer le combat pour la justice ».
Hernando CALVO OSPINA