Au Pérou, les lobbyistes ne dorment jamais – Francisco DURAND

13 janvier 2021

Les lobbys sont le pain quotidien. Certains sont détectés, d’autres passent inaperçus. A la suite, une chronique concernant 2 lobbys aperçus dernièrement qui favorisent les grandes entreprises : le cas du contrat qui favorise la compagnie du Téléphone et le cas de la loi agraire qui, en plus de favoriser les groupes agro-exportateurs de diverses façons inclut aussi à présent les plantations de palme pour l’huile du groupe Romero. 

1er cas : L’entreprise Pangeaco SAC qui fait partie de la compagnie du Téléphone a obtenu le 12 novembre 2020 une “concession unique” pour apporter des services de télécommunications à l’État sur toutle territoire pendant 20 ans. Cette entreprise a été créée 4 mois auparavant sous le Gouvernement de Merino qui a duré 4 jours. Pangeaco a obtenu cette concession grâce à l’arrivée du ministre des Transports et des Communications Raúl Valqui. Ce qui est bizarre, c’est que Valqui a pris cette décision le jour même où il a prêté serment en tant que ministre ! Un fait aussi surprenant a attiré l’attention de la presse qui a actionné ses mécanismes de défense en recueillant des déclarations. L’entreprise a affirmé aux médias « tout est légal. » Pour sa part, le MTC, a soutenu que Pangeaco SAC « a accompli toutes les démarches légales. » 

Le cas Pangeaco – compagnie du Téléphone montre que les ficelles peuvent bouger en quelques jours seulement de la nomination d’un nouveau Gouvernement et, encore plus incroyable, à quelques heures de al nomination d’un ministre. Et aussi que, lorsqu’on se pose des questions, les impliqués se cachent derrière la loi et s’appuient sur la presse qui leur est favorable. Cette sorte de contrat tombe sous le coup de la corruption blanche : c’est légal mais suspect de collusion et d’éventuels paiements ou d’éventuelles faveurs. Il devrait y avoir une enquête.

Second cas : le décret d’urgence 043-2019 destiné à étendre le régime spécial de promotion de l’agriculture approuvé par Martín Vizcarra. Il y a une longue histoire derrière et des épisodes qui se déroulent encore aujourd’hui.

L’histoire de ce lobby débute en 2000 et des choses incroyables sont survenues et une succession de faveurs a été accordée. A l’origine de ces injustices commerciales, il y a José Chlimper, le chef du Holding Drokasa qui contrôle des entreprises de 2 secteurs : l’agriculture et l’industrie pharmaceutique. Cet individu a été le concepteur du programme « temporaire » comprenant un paquet de multiples subventions. Etant ministre dans le troisième Gouvernement de Fujimori, il a fait des démarches destinées à créer la loi 27360 et a réussi à la faire promulguer le 30 octobre 2000. Ce qui est surprenant, c’est que c’était une période très difficile : le scandale des vladivideos [série de videos montrant Vladimiro Montesinos, alors conseiller présidentiel d’Alberto Fujimori, réalisant des actes de corruptions et achetant des députés, note de Les 2 Rives] avait éclaté le 14 septembre et a touché la tête du Gouvernement. Au milieu de cette crise, Chlimper et les compagnies agricoles ont réussi à mettre sur pied avec le soutien indéfectible des fujimoristes ce « régime temporaire » extraordinairement généreux qui a régné pendant 10 ans (2000-2010). Le paquet comprenait de moins bonnes conditions de travil, des salaires et des avantages limités, sans syndicat, avec des travailleurs engagés pour le service, un apport à EsSalud réduit de 9% à 4% avec des ressources moindres, une baisse de moitié de l’impôt sur le revenu avec un taux fixe de 15% (affectant les recettes) en plus de la restitution anticipée des droits de douane pour les produits importés et le drawback de 3% de la valeur FOB des exportations agricoles. En d’autres termes, le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Lobby évident mais c’est seulement le début de l’histoire.

Le rôle du ministre lobbyiste fut tellement évident qu’on l’a appelée la « loi Chlimper » indiquant ainsi qu’il s’agissait d’un cas parfait de législation sur mesure. Pour la justifier, on disait qu’il fallait « promouvoir » une industrie naissante seulement pendant 10 ans pour régénérer un secteur agro-exportateur moderne mais seulement pendant 10 ans, un temps suffisant pour qu’il croisse et se renforce. C’est ainsi que cela s’est produit en grande partie, pas à cause d’une batterie d’incitations à la promouvoir mais à cause de la prospérité des exportations en 2002-2014. Le Chili, avec moins de « stimulants », est arrivé à des taux identiques. La raison en est que ce sont des entreprises plus compétitives que les entreprises péruviennes et avec des multinationales moins habituées à des subventions. Mais revenons aux lobbys.

Après la chute du régime fujimoriste, les lobbys se sont rapidement reconnectés aux Gouvernements démocratiques. Le Gouvernement d’Alejandro Toledo (2001-2006), le ministère de l’économie étant dirigé par Fernando Zavala, le protégé de Pedro Pablo Kuczysnski qui l’a placé au ministère pour qu’il assume la présidence du conseil des ministres, n’a pas remis en question cette loi de promotion. Il y aurait eu beaucoup de raisons pour cela : elle avait une origine sale (un ministre qui fait une loi qui lui profite personnellement sous un gouvernement élu par fraude) et elle provoquait la précarité dans le travail et des pertes fiscales. Mais bon, le trio Toledo-PPK-Zavala a fait l’inverse et a étendu sa validité pour 10 ans de plus (jusqu’en 2020).  

Les arguments se sont répétés : il fallait encourager les investissements, faire de l’agriculture péruvienne un secteur « compétitif » pour contribuer au Miracle Péruvien et être l’Etoile du Sud ! Tout cela sans études techniques d’évaluation ! En réalité, ce n’était pas nécessaire pour la nouvelle oligarchie agro-exportatrice. Le plan était d’étendre à l’infini les subventions sans débat pour qu’elles soient approuvées rapidement et par surprise ou par-dessous. Une étude objective récente a révélé qu’entre 2005 et 2020 le fisc a perdu 2 900 000 000 de soles [660 millions d’euros, note des 2 Rives] et qu’EsSalud a perdu 300 000 000 de soles par an [69 millions d’euros].

En 2019, la date d’échéance s’approchant, on a à nouveau organisé un grand lobby agricole renforcé par l’apparition de ces grandes propriétés, un lobby facilité par le financement de campagnes. Le mega-groupe sucrier des Rodríguez/Gloria (80 000 hectares dans 5 vallées) a donné 1 000 000 de dollars au fujimorisme en 2000 et a continué fidèlement aux élections suivantes. Sous la direction de la congressiste fujimoriste Úrsula Letona qui est passé de l’étude Echecopar, l’un des principaux cabinets de conseil juridique des corporations, au Congrès, on a envisagé une autre extension pour 10 ans, jusqu’en 2030. A l’ombre de ces embrouilles est à nouveau apparu Chlimper qui, en plus d’être le financier, a été nommé en 2016 Secrétaire Général de Force Populaire, le parti de Keiko Fujimori et est devenu son bras droit. En peu de temps, le projet de loi a été discuté et approuvé par un Congrès sous contrôle de l’Apra [parti historique du social-libéralisme péruvien, note des 2 Rives] et du fujimorisme. La décision a été prise dans les dernières heures de la législature, en décembre 2019. c’était la répétition de la loi Chlimper I.

La loi, cependant, n’a pas été promulguée à cause de la clôture du Congrès. Alors, Martín Vizcarra, que certains croyaient « indépendant, » a profité de l’intermède pour légiférer par décret dans l’ombre, sans rapport et sans débat mais en y apportant certains amendements « populistes. » A une date bizarre, le 28 décembre de 2019, sous la forme d’un décret d’urgence, il a approuvé la loi présentée et soutenue par le Congrès apro-fijimoriste mais de petites augmentations de salaire y ont été ajoutées ainsi qu’une légère baisse des subventions. Ça n’a pas été une victoire totale des lobbys bien qu’ils aient réussi l’essentiel : l’extension avec un paquet assez acceptable.

Avec le décret du Jour des Innocents de 2019, il semblait que l’affaire était terminée. Jusqu’à ce qu’à nouveau, se produise l’inattendu avec l’explosion de protestations sociales pendant la pandémie. Le 30 novembre, les travailleurs agricoles exportateurs ont manifesté leur mécontentement en organisant à Ica une grève agricole qui s’est ensuite étendue aux grandes villes du nord. C’est le Gouvernement de Francisco Sagasti, le remplaçant de Merino, qui un peu avant avait destitué Vizcarra, qui a affronté l’ouragan. La réponse officielle a été la répression, facilitée par le “terruqueo” [néologisme péruvien signifiant la stigmatisation comme terroriste des mouvements sociaux, note des 2 Rives] dans les médias destiné à discréditer la protestation et à la présenter comme téléguidée par des terroristes. Mais cette protestation sociale a été si forte et tellement soutenue par l’opinion publique dans ses revendications contre un régime du travail abusif que le nouveau Congrès («élu après sa clôture) a abrogé la loi. A partir de ce moment-là, le lobby des agro-exportateurs est devenu plus compliqué.

Dans une situation politique compliquée, les lobbys sont revenus à la charge. Après l’abrogation de la loi Chlimper I dont on s’est réjoui dans les vallées, est venu un autre jet d’eau froide. Le Congrès a proposé une nouvelle loi de promotion qui suivait la ligne de Vizcarra avec des améliorations concernant le travail et les salaires et une extension des subventions. Mais la session plénière, à cause de dissensions internes, n’a pas approuvé cette loi, ce qui a provoqué une seconde vague de protestations. Le Congrès n’avait plus d’autre possibilité que de préparer un nouveau projet entre Noël 2020 et le Nouvel An 2021. Le second projet comprenait des subventions fiscales pour les PYME agricoles et de modestes augmentations de salaire pour camoufler l’extension des subventions et la poursuite (modérée) de la précarité du travail.Il n’a pas non plus été approuvé par le Congrès, ce qui ajoute un autre élément d’incertitude.

Après l’échec de la seconde tentative, la Commission Économique a préparé un texte de substitution le 29 décembre dans lequel apparaissait un autre lobby : les subventions étaient étendues au secteur de l’huile de palme de l’Amazonie (le groupe Romero, Palmas de l’Espino). L’influence des grands patrons sur la commission économique était trop évidente. Cette commission était la plus favorable aux entreprises au point que les représentants des travailleurs ont parlé 10 minutes alors que le président de l’AGAP, Alejandro Fuentes, a parlé 1 heure. Le patron Fuentes a tiré les ficelles du pouvoir grâce à ses « coordinateurs parlementaires » (lisez lobbyistes) qui ont travaillé intensément à « faire entendre raison aux législateurs.» Parallèlement, il y avait un lobbyiste du groupe Romero.

Enfin, après 20 jours de débat, à la troisième tentative, on a approuvé un texte améliorant un peu les salaires, conservant l’extension jusqu’en 2028 (2 ans de moins) de la baisse de l’impôt sur le revenu à 15%, introduisant la répartition des bénéfices. Ni les travailleurs ni les grands patrons (à l’exception des Romero) n’ont été satisfaits. Même ainsi, ce résultat est une grande victoire partielle pour les lobbyistes qui ont réussi à maintenir le régime promotionnel et la précarité du travail malgré le précédent créé par l’augmentation de salaire inscrite dans la loi. La troisième version de la loi Chlimper II n’a pas satisfait la CONFIEP qui a expliqué, étonnamment, que les salaires sont fixés par la négociation collective alors que cette entité est une ennemie des syndicats et que l’ AGAP elle-même a augmenté ses bénéfices grâce à la faiblesse de cette négociation. Pour leur part, les travailleurs ont à nouveau protesté et le Gouvernement de Sagasti appelle à un « dialogue » de dernière heure. En tout cas, le problème est que les agro-exportateurs auxquels se joint le groupe Romero conservent un régime de privilèges.

Ces 2 affaires de lobbying nous montrent que les lobbys agissent efficacement dans le Pérou de la République des Patrons. Mais aujourd’hui, les condition sont moins propices pour que le lobby agisse dans l’ombre parce qu’immédiatement, les groupes sociaux touchés entrent en scène. Et aussi parce que la société civile est plus en alerte à propos des lobbys et (en partie à cause de al pandémie) plus critique envers les grandes entreprises (prix des médicaments malhonnêtes dans des chaînes de pharmacies et des cliniques, résistance des AFP à payer les pensions, dénonciations concernant des taux d’intérêt abusifs, régimes du travail qui violent les droits, rejet de la contamination environnementale). Une nouvelle époque arrive. 

 

Francisco DURAND

Source: Otra Mirada – Traduction Françoise Lopez pour Bolivar Infos