Les élections législatives du 6 décembre 2020 au Venezuela ont des enjeux considérables. Plus qu’une élection de députés, il s’agit de construire un consensus démocratique pour remettre le Venezuela sur les rails institutionnels, sortir de la spirale de violence impulsée par une fraction de l’opposition, et faire front pour stopper le pillage du pays par les puissances occidentales. A n’en point douter, ces élections vont devenir une bataille géopolitique et un terrain fertile aux fakes news. Dans cette série de sept articles, Romain Migus, dresse une radiographie de la situation pré-électorale afin de nous donner des clés pour comprendre les enjeux et mieux appréhender les rapports de force existants. Les 2 Rives
Règlements de compte au sein de l’opposition
L’opposition vénézuélienne n’a jamais été un bloc monolithique. Les querelles d’égo, les différences d’approches dans les options stratégiques ont toujours favorisé les divisions internes. Les multiples factions se sont toujours néanmoins unies sur la base de leur anti-chavisme. Le socle identitaire commun de l’opposition vénézuélienne a longtemps reposé sur ce qu’ils ne sont pas.
Mais depuis le 23 janvier 2012, toutes les partis de l’opposition sont tombés d’accord sur un programme commun, basé sur un retour au néolibéralisme, sur l’atomisation de l’État et des services publics, et sur une politique étrangère affilié à celle dictée par Washington.
Le pendule politique de l’opposition
Depuis l’accession au pouvoir d’Hugo Chávez, en 1999, les querelles internes au sein de l’opposition ont toujours porté sur deux types de stratégies : celle démocratique, reconnaissant l’existence du chavisme et prétendant lui disputer le pouvoir à travers les urnes, et la stratégie putschiste cherchant à annihiler un ennemi par tous les moyens possibles.
Les différents comportements de l’opposition ont évolué en fonction des changements dans la stratégie à adopter, fruit de l’hégémonie politique d’un clan sur un autre à un moment donné. Ainsi, après le coup d’État manqué de 2002, l’opposition reviendra sur le chemin des urnes lors du referendum révocatoire de 2004 pour abandonner de nouveau cette stratégie et boycotter les élections législatives de 2005. Un an plus tard, elle se réunira pour soutenir la candidature unique de Manuel Rosales à l’élection présidentielle, et connaitra des succès relatifs aux élections locales de 2008 et parlementaires de 2010. Elle partira unie lors des élections présidentielles de 2012 et 2013. Ce dernier échec marquera un changement de cap.
D’abord encouragé par Henrique Capriles au soir de sa défaite, puis par Leopoldo Lopez, Maria Corina Machado et Antonio Ledezma en février 2014, les tentatives de putsch succédèrent aux «bonnes intentions» démocratiques. Face à la résistance de l’État lors des épisodes insurrectionnels (guarimbas) de 2013 et 2014, l’opposition modifiera une nouvelle fois sa stratégie pour se présenter aux élections législatives de 2015, qu’elle remportera.
Cependant, la volonté manifeste d’utiliser cette période de cohabitation pour renverser Nicolas Maduro aboutira à un retour à la violence. Des guarimbas de 2017 à l’opération Guaido en passant par de multiples tentatives de coup d’État et d’opérations militaires manquées, l’opposition semble désormais s’être perdue dans les limbes de la sédition. Mais, voyant que cette stratégie n’a pas abouti aux résultats escomptés, de plus en plus de voix au sein de l’opposition se font entendre pour reprendre le chemin des urnes.
Cette stratégie pendulaire est le résultat des divisions internes, qui évoluent au gré des rapports de force au sein de l’opposition. Dire qu’il y aurait un schisme entre une opposition putschiste et une autre démocratique est incomplet. Chaque stratégie a été validée au fil du temps par l’ensemble de l’opposition. Lorsque le chemin des urnes n’aboutit pas à une victoire, la confrontation violente reprend le dessus, acceptée par toutes les composantes de l’anti-chavisme, et ainsi de suite.
Henrique Capriles, pourtant promoteur de la violence durant le coup d’État d’avril 2002 et au lendemain de l’élection présidentielle de 2013 ne dit pas autre chose lorsqu’il fustige l’opération Guaido après l’avoir accompagné à ces débuts : « La politique est en mouvement, le monde est en mouvement. Il faut le sens du leadership pour réviser les stratégies« .
Face à l’épuisement de la stratégie de la tension, les partisans du retour aux urnes s’affrontent désormais avec ceux qui comptent maintenir la confrontation avec la Révolution bolivarienne. Au grand détriment des sympathisants de l’opposition qui, ballotés d’une conception de la prise de pouvoir à une autre, commencent à ne plus croire en personne.
Échec de l’Opération Guaido et rébellion interne
Lorsque l’opération Guaido est lancé par les États-Unis et leurs alliés, au début de l’année 2019, aucun leader politique de l’opposition ne conteste cette stratégie de coup d’État institutionnel. Mais celle-ci va se heurter, une fois de plus, à la résistance des chavistes et des institutions de l’État. Le 23 février 2019, sous couvert d’une opération de propagande parlant d’aide humanitaire, la tentative de morcellement du territoire vénézuélien échoue lamentablement. La défense des patriotes bolivariens fut héroïque et l’armée et la police restèrent fidèles à la République et à la Constitution. Cet échec va effriter le soutien dont bénéficie Guaido et Leopoldo Lopez. Mais c’est le coup d’État manqué du 30 avril 2019 qui va mettre le feu aux poudres.
A partir du 1er mai 2020, il est devenu clair que l’opération Guaido ne déboucherait pas sur un changement de régime. La stratégie putschiste n’a pas réussi. Pour les États-Unis et leurs alliés, Guaido devient alors la façade pseudo-légale qui va justifier le pillage du Venezuela.
Mais dans le pays caribéen, le blanc-seing dont bénéficiait Guaido au sein de l’opposition va commencer à se fissurer. Et les premières salves ne vont pas tarder à venir du propre camp de Guaido. Le 18 juin 2019, le très droitier journal PanAm Post révèle un scandale de corruption impliquant l’entourage de l’auto-proclamé. Ses plus proches collaborateurs ont détourné de l’argent destiné à de l’aide humanitaire. En septembre de la même année sont révélés les liens qui unissent le « leader » intérimaire de l’opposition avec le cartel narco-paramilitaire Los Rastrojos. Quelques jours plus tard, son représentant en Colombie, Humberto Calderon Berti, renonce à cette tâche avec fracas en dénonçant des malversations au sein de l’entreprise pétrochimique d’État Monomeros dont s’est emparé le clan Guaido avec la complicité de la Colombie. Les révélations de scandales ne s’arrêtent plus : racket d’entrepreneurs en Colombie et aux États-Unis, détournement des fonds humanitaires via des ONG de façades, contrebande de produits pétrochimiques, liens avec des cartels de la drogue colombiens (los Rastrojos et le Cartel de la Guajira), contrat passé avec des entreprises de barbouzes (Silvercorp), l’entreprise Guaido apparait au grand jour comme ce qu’elle est : une organisation mafieuse. Les États-Unis ferment les yeux sur toutes ces magouilles tant que le Gang de Guaido lui permet de piller le Venezuela au grand jour.
Mais, de plus en plus de politiciens vénézuéliens et d’élus adverses au chavisme sont écœurés par les pratiques de cette organisation mafieuse. La bataille pour le leadership de l’opposition repart donc de plus belle. D’autant plus que ces politiciens mesurent bien le rejet de Guaido parmi les électeurs anti-chavistes.
Le 4 janvier 2020, lors de l’élection du président de l’Assemblée Nationale, une quarantaine de députés frondeurs décide de lancer leur candidat. Soutenus par le vote des députés chavistes, qui compte tourner la page Guaido et profite des dissensions internes de la contre-révolution, le député Luis Parra est élu président de l’Assemblée Nationale.
Cette première rébellion illustre une nouvelle tendance qui se dessine. En plus de revendiquer le leadership de l’opposition, les membres de cette fraction rejettent les mesures coercitives unilatérales demandées par le gang de Guaido et appliquées par les États-Unis. Elle n’hésite pas à critiquer le blocus contre les achats d’essence et de diesel ou le vol de Citgo. Au-delà de ce positionnement relativement nouveau au sein de l’échiquier politique vénézuélien, elle dénonce l’hégémonie (imposée par les États-Unis) du parti Voluntad Popular sur les stratégies politiques à mener pour vaincre la Révolution bolivarienne.
La rencontre entre cette fraction de l’opposition et le gouvernement bolivarien pour élaborer une série de garanties électorales qui satisfassent tous les participants va déboucher sur une seconde rébellion contre la ligne abstentionniste.
Des militants de l’opposition saisissent la justice pour régler leurs différents
Dès le mois de juin 2020, les cadres intermédiaires des grands partis de l’opposition vont tenter de prendre le pouvoir au sein de leurs organisations. Pour ce faire, ils vont saisir le Tribunal Suprême de Justice vénézuélien pour que celui-ci intervienne afin de rénover les équipes dirigeantes des partis en question. Dans de nombreux cas, le pouvoir judiciaire nommera des autorités ad hoc, chargés en autre, d’organiser des processus d’élections internes.
Au delà de cette querelle pour la direction de partis politiques, il s’agit, avant tout, d’un affrontement entre les militants pro-élections et les élites abstentionnistes à l’intérieur de chaque parti d’opposition. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité pour les nouvelles autorités ad hoc d’utiliser la carte électorale, le logo, les symboles, les emblèmes, les couleurs, et la personnalité juridique de ces partis afin de se lancer dans la course électorale.
Il est important de souligner que ces décisions judiciaires sont le fait de militants et cadres intermédiaires des organisations politiques. Cette bataille ne se limite d’ailleurs pas aux partis d’opposition. Des militants des partis de gauche Patria Para Todos et Tupamaros vont aussi déposer un recours au TSJ afin de s’opposer à la stratégie divisionniste des dirigeants de leurs mouvements.
Dans le cas du parti Primero Justicia, la justice maintiendra les autorités en place même si le président de cette organisation, le fugitif Julio Borges, vit en Colombie.
Les nouvelles autorités ad hoc des partis Accion Democratica et Voluntad Popular vont être reconnues immédiatement par le reste des partis politiques qui a décidé d’aller aux urnes. Des tractations vont alors commencer pour former des alliances électorales.
Washington ne va pas tarder à réagir face à ce soulèvement d’une partie de l’opposition contre leur stratégie. Le 4 août 2020, Elliot Abrams revient sur les «status de transition » votés illégalement par l’Assemblée nationale de Guaido en 2019. Ces statuts confère une présidence « intérimaire » fantoche au président de l’Assemblée Nationale. Comprenant qu’á partir du 4 janvier 2020, les nouveaux élus éliront un nouveau président de l’hémicycle, il déclare que «cette élection ne changera rien à la condition de Guaido».
L’homme de paille des USA est donc intronisé « président à vie » par ses mentors. Cette attitude ne manquera pas de raviver les tensions au sein de ceux qui comptait reprendre le leadership de l’opposition.
Le 12 août 2020, la Conférence épiscopale du Venezuela, appelle l’opposition à reprendre le chemin des urnes. Le 3 septembre 2020, c’est au tour de l’ancien candidat à l’élection présidentielle, Henrique Capriles, de se déclarer partisan d’une sortie de crise par la voie démocratique. Il présentera même, dans un premier temps, des candidats au sein d’une alliance électorale : Fuerza por el Cambio.
Le chargé de l’officine extérieur des USA pour le Venezuela (en poste en Colombie), James Story réagira immédiatement à la position de Capriles: « Il y a des personnes qui pensent ressurgir des cendres s’ils auto-attaquent (sic) l’opposition ». Le diplomate rappellera que le soutien des États-Unis ne peut se faire qu’autour de la personne de Juan Guaido.
Un éventail politique très ouvert
Malgré les menaces de Washington, à quelques mois des élections, 14.400 candidats provenant de 104 partis politiques sont inscrits pour participer à la joute électorale. Plusieurs tendances politiques se dessinent.
L’alliance Venezuela Unida regroupant des anciens membres du parti Primero Justicia et de Voluntad Popular (le parti de Lopez et Guaido). Une option politique clairement ancrée dans les principes de la droite néolibérale. Tout comme le furent les candidats de Fuerza por el Cambio, l’éphémère mouvement de Capriles Radonski.
On trouve aussi des candidats regroupés au sein de Alianza Democratica, qui regroupe les membres du parti Acción Democratica qui ont choisi le chemin des urnes, ceux de Avanzada Progresista (de l’ancien candidat à la présidentielle de 2018, Henri Flacon), des démocrates-chrétiens de Copei, et des membres du Parti évangéliste El Cambio, dont le leader, le pasteur Bertucci s’était lui aussi présenté au élections présidentielles (réalisant le surprenant score de un million de voix). Cette alliance un peu bancale affiche une claire tendance au social-libéralisme.
L’ancien candidat de Accion Democratica aux élections présidentielles de 1993, Claudio Fermin s’est allié au micro-parti de l’ancien maire de la métropole de Caracas, Juan Barreto. Cette alliance permet aux sociaux-démocrates de présenter des candidats.
A ces alliances, se rajoutent des groupements locaux de petits partis régionaux qui espèrent profiter du système d’élection à la proportionnelle pour faire élire leurs candidats.
Pour les mêmes raisons, plusieurs organisations de la gauche traditionnelle ont décidé de faire cavalier seul, et de former l’Alliance Populaire Révolutionnaire. Emmené par le Parti Communiste Vénézuélien, ils tenteront d’occuper un espace entre l’alliance chaviste et son opposition.
Enfin, le Grand Pôle Patriotique, rassemble, autour du Parti Socialiste Uni du Venezuela (Psuv), quatorze autres petits partis de la Révolution bolivarienne.
Autrement dit, toutes les tendances de l’échiquier politique seront offertes à l’électeur vénézuélien le 6 décembre 2020. Seul manque à l’appel, la fraction militaire et putschiste de l’opposition vénézuélienne.
Washington hausse le ton
Les États-Unis vont faire augmenter la pression en sanctionnant plusieurs dirigeants de l’opposition soutenant le processus électoral. Ironie impériale, pour oser promouvoir des élections, ces politiciens seront accusés par les USA de « piétiner la démocratie ». Le monde à l’envers.
Cette nouvelle batterie de sanctions contre les leaders de l’opposition électorale est surtout un rappel à l’ordre à Capriles Radonski. Ce dernier, issu des puissantes familles économiques vénézuéliennes, a beaucoup aurait perdre s’il devait apparaitre sur les listes du département du Trésor. Et de fait, cette pression portera ses fruits. Quelques semaines à peine après son invitation à en découdre dans les urnes, Capriles Radonski va se raviser et se ranger finalement dans le camp des abstentionnistes. Prenant le prétexte du refus de l’Union européenne d’envoyer des observateurs internationaux, l’ancien candidat à la présidentielle rentrera à la niche.
Malgré ces guerres de tranchées, une partie non négligeable de l’opposition au chavisme présentera ses candidats, et essaiera non seulement de conserver le pouvoir législatif, mais aussi d’imposer son hégémonie au sein de l’antichavisme.
Romain MIGUS