Qui se cache derrière les masques du groupe policier « Fantom 509 » ? Sont-ils des séditieux et des terroristes comme le prétend le gouvernement de facto de Jovenel Moïse ? Quels sont leurs intérêts et leurs revendications ? Pourquoi leur irruption dans les rues du pays a-t-elle rencontré le soutien enthousiaste de milliers de personnes ? Et pourquoi les opérations antigang échouent-elles sans cesse ? Quels autres acteurs armés opèrent dans le pays et avec quels objectifs ? Ce qui suit est un compte-rendu et une analyse de la prolifération des acteurs armés dans le pays.
La manifestation
Dès mardi matin, le calme toujours précaire et intermittent de Port-au-Prince a été assailli par une manifestation intempestive. L’activité diurne de la ville, sans être complètement interrompue, s’est mise à tourner au ralenti : de nombreux commerces et administrations se sont empressés de fermer, tandis que les parents s’inquiétaient de retrouver leurs enfants dans les écoles. En milieu de matinée, différents groupes de manifestants ont commencé à bloquer des rues et à brûler des pneus à différents endroits de l’avenue de Delmas, une artère centrale de la zone métropolitaine. À Nazon, un camion a même été retourné sur le côté pour bloquer complètement la circulation.
Certaines des personnes présentes ont caché leurs visages avec des cagoules, et leurs réponses sur la raison de la manifestation étaient généralement évasives. Rapidement, ce que l’on appelle le bat tenèb, le concert de casseroles, a commencé à être entendu par les accompagnateurs de la manifestation. Une demande qui, en Haïti, sauf indication contraire, est comprise comme étant de nature anti-gouvernementale, d’autant plus que le mandat présidentiel du désormais président de facto, Jovenel Moïse, a expiré le 7 février.
Des milliers de jeunes ont rejoint la mobilisation anti-gouvernementale des « fantom 509 ». Photo : Jean Shneider Cezaire (Agence de presse populaire haïtienne -APPA-) et Lautaro Rivara (ARG Media).
Rapidement, on a su que le protagoniste du jour était les « Fantom 509 », qui ont commencé à se regrouper, cagoulés et armés. Déjà grouillante de plusieurs centaines de personnes, une caravane a commencé à remonter l’avenue centrale jusqu’au quartier commercial de Pétionville, laissant dans son sillage quelques barricades et pneus enflammés, ainsi que de petits barrages routiers. Nous ne pouvions voir, jusqu’alors, aucune présence des forces de sécurité. De Pétionville, la manifestation a commencé à descendre vers le Champ de Mars, le centre politique du pays, s’arrêtant de temps en temps et tirant des coups de feu en l’air. Déjà aux alentours du Palais National, il y a eu quelques tentatives de confrontation avec la Police Nationale, avec des groupes menés par le commissaire Jean-Louis Paul-Ménard, qui ont culminé avec quelques tirs et gaz lacrymogènes qui ont dispersé les manifestants. Les Fantom ont disparu aussi discrètement qu’ils s’étaient rassemblés.
Qui sont les Fantom 509 ?
La caractérisation du groupe est complexe, en raison de leur comportement erratique, de la multiplicité de leurs méthodes, mais surtout de leur clandestinité. Leur apparition est liée aux demandes sectorielles d’un secteur important de la PNH. En premier lieu par rapport à la demande d’augmentation des salaires des policiers, de 15.000 et 20.000 gourdes par mois – entre 200 et 250 dollars environ – à 50.000 gourdes – 650 dollars. Mais la revendication centrale, jusqu’à présent resté lettre morte, est liée à la demande d’avoir un syndicat, ce qui est catégoriquement rejeté par la direction de la police et le gouvernement national.
En fait, la tentative de mettre le syndicat sur pied a conduit à l’exonération de cinq officiers de ce secteur de la force, dont l’un de ses dirigeants, Yanick Joseph, au début de 2020. Le modus operandi des Fantom combine depuis lors des actions de protestation légales et publiques avec des actions illégales qui comprennent des affrontements armés, des extorsions et des attaques contre des bureaux de l’administration publique.
En février de la même année, les Fantom répondent aux représailles de l’État en brûlant les stands installés pour célébrer le carnaval dans la capitale. Les affrontements se radicalisent et culminent avec une attaque contre une caserne de l’armée, deux morts et une douzaine de blessés. Ces jours-là, le soutien à la rébellion policière était enthousiaste et massif.
Des officiers de la police nationale haïtienne escortent les manifestants. Photo : Jean Shneider Cezaire (Agence de presse populaire haïtienne -APPA-) et Lautaro Rivara (ARG Media).
En avril 2020, face au retard de paiement des salaires, les Fantom ont répondu par des attaques contre l’Office national d’assurance (ONA), et ont finalement pénétré dans la cour du ministère de l’Économie et des Finances, où ils ont mis le feu à plusieurs véhicules. À la suite de ces événements, le ministre de la Justice de l’époque, Lucmane Délile, a déclaré le groupe dissident comme une organisation terroriste.
En février de cette année, de nouveaux affrontements avec la police nationale à Canapé-Vert ont conduit au meurtre de Patrick Anozard, un agent de l’unité d’élite SWAT. En réponse, l’inspecteur général de la police nationale haïtienne (IGPNH) a annoncé la création d’une commission spéciale chargée d’enquêter sur les policiers affiliés aux Fantom ou aux gangs locaux, favorisant ainsi la « purge » de l’institution. Bien que Jonet Vital, porte-parole de l’IGPNH, ait annoncé l’identification de 70 de ces policiers, l’enquête est au point mort pour le moment.
Sous les capuches noires et les uniformes officiels qui caractérisent les fantômes, on trouve des policiers en activité, ainsi que d’autres qui ont pris leur retraite ou ont été disculpés. On ne peut pas non plus exclure que de simples bandits ou mercenaires aient été recrutés pour leurs activités de pression. Ce qui est clair, c’est que ce groupe très actif agit comme le bras armé d’un secteur dissident des forces de sécurité, qui peut même être représentatif de secteurs de la force qui ne sont pas activement mobilisés. Et que, dans sa confrontation acharnée avec le gouvernement de facto de Moïse, il suscite un mélange de terreur et de sympathie dans de vastes secteurs de la population.
L’opération au Village de Dieu : inefficacité policière ou suicide programmé ?
La manifestation du 15 mars n’a toutefois pas impliqué d’attaques contre des bâtiments de l’État, ni d’affrontements, et n’a pas été guidée par des revendications salariales ou syndicales. C’est peut-être pour cette raison qu’elle a été une nouvelle fois accompagnée par des milliers de manifestants, malgré le caractère armé de la mobilisation. Comme nous l’a dit l’un des Fantom sur l’une des barricades, le but de la manifestation était de protester contre l’opération antigang ratée qui s’est terminée en catastrophe au Village de Dieu le vendredi 12 mars 2021.
Depuis que Leon Charles a repris le poste de directeur national de la PNH le 18 novembre 2020, au moins neuf opérations antigang ont été menées. Les actions ont été déployées à Croix-des-Bouquets, Canaan, Petit Rivière de l’Artibonite et, quatre fois de suite, au Village de Dieu, un quartier populaire du sud de Port-au-Prince. Selon la Commission nationale pour le désarmement, le démantèlement et la réintégration (CNDDR), plus de 76 gangs opèrent dans tout le pays, et plus de 500 000 armes circulent illégalement.
Le bilan des opérations n’est pas encourageant : 13 personnes ont été tuées, huit ont été blessées et 56 gangsters ont été arrêtés, mais aucun chef de gang. La plupart du temps, le coût est supporté par les habitants des quartiers les plus pauvres eux-mêmes, qui sont pris au milieu des opérations et voient leurs maisons incendiées. Le cas le plus emblématique est peut-être la destruction complète du quartier « Shada 2 », comme nous avons pu le documenter, une immense esplanade réduite à l’état de décombres pour expulser l’un des gangs les plus actifs de la ville du Cap-Haïtien.
Le 12 mars, une nouvelle opération au Village de Dieu a mobilisé une centaine de policiers de plusieurs unités spécialisées, mais seuls 12 d’entre eux ont été chargés de pénétrer, à bord de trois véhicules blindés, dans les territoires du groupe criminel connu sous le nom de « 5 secondes ». Il s’agit d’un déploiement plutôt modeste si l’on considère que plus de 1 500 soldats ont été mobilisés pour le carnaval de la ville de Port-de-Paix. Et ce d’autant plus si l’on considère la force du gang commandé par le bandit « Izo », qui, en plus d’opérer sur son propre territoire, est bien mieux armé que les forces de sécurité de l’État. Les bandits avaient été informés de l’opération, et avaient préparé une embuscade.
En conséquence, quatre membres de la PNH ont été tués. Un cinquième officier a succombé à ses blessures, et sept autres ont été blessés. Les images et les vidéos de leurs corps ensanglantés et déchiquetés dans la rue ont circulé pratiquement en direct sur les réseaux sociaux, suscitant une indignation générale. La demande de leurs corps, qui n’ont même pas été retrouvés, est l’une des revendications mentionnées à la presse par les porte-parole des Fantom. En outre, des armes, des munitions, des uniformes, des plaques d’identification et même une voiture blindée ont été saisis par les bandits.
Dans un communiqué du 15 mars, le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH), a qualifié l’opération de « suicidaire » et a tenu pour responsables le Directeur Général et l’Inspecteur Général Carl Henry Boucher (sic). Mais elle a surtout souligné que ce type d’opération est « organisé pour faire plaisir au président de facto Jovenel Moïse et lui donner des raisons de prétendre que les bandes armées sont effectivement démantelées, alors que c’est lui et son équipe qui ont armé et fédéré les bandes ».
La déclaration fait référence à la récente éruption du « G9 », une puissante fédération de gangs commandée par l’ancien policier Jimmy Chérizier, alias « Barbecue », dans la région métropolitaine de Port-au-Prince. Les organisations de défense des droits de l’homme et l’opposition accusent Moïse de collusion avec le crime organisé, et considèrent que le G9 fonctionne comme un bras paramilitaire pour la répression politique et le contrôle territorial des quartiers mobilisés contre le gouvernement et les interférences extérieures.
La sécurité, le monopole de la force et les acteurs internationaux
La théorie politique classique mentionne le monopole – légitime ou non – de la coercition comme une caractéristique essentielle des États modernes. Cependant, les États périphériques qui sont néanmoins modernes se caractérisent, surtout sous les régimes néolibéraux, par la fragmentation de la coercition et la dispersion des acteurs armés. En Haïti, nous trouvons au moins les éléments suivants :
- Les Forces Armées, dissoutes par Jean Bertrand Aristide en 1996 pour leur implication institutionnelle pendant la dictature du clan Duvalier, et nominalement remobilisées par le gouvernement de Jovenel Moïse.
- La police nationale, principal acteur de la sécurité dans le pays, bien que généralement mal armée et mal formée. Ses rares capacités opérationnelles sont débordées non seulement par les bandes criminelles, mais aussi par les manifestations de rue pacifiques antigouvernementales qui, comme en juillet 2018, ont conduit à son confinement dans les casernes.
- Les groupes de propriétaires fonciers locaux, notamment dans des départements comme le Nord et le Nord-Est du pays. Celles-ci sont principalement impliquées dans l’expulsion et l’accaparement de terres appartenant à des paysans, en alliance avec des groupes spéciaux tels que la Brigade des zones protégées (BSAP), une unité de police curieuse relevant du ministère de l’Environnement.
- Les secteurs dissidents de la police, tels que les Fantom, avec leurs ramifications extra-policières probables, qui agissent manifestement en dehors de tout contrôle de l’État.
- Les forces d’occupation internationales des Nations unies, avec leurs contingents policiers et militaires correspondants. Bien que la menace de réoccupation soit comme une sorte d’épée de Damoclès suspendue au-dessus du pays, ses derniers vestiges ont été démobilisés avec la fin de la MINUJUSTH en 2019, remplacée par une mission civile, la BINUH. Ces missions de « paix » ont joué un rôle de premier plan dans la répression du mouvement populaire après 2004, en perpétrant certains massacres emblématiques comme celui de Cité Soleil.
- Le crime organisé, tant le crime « autonome » que celui qui est organisé, armé et financé par le pouvoir politique : sénateurs, ministres, présidents, etc. Comme nous l’avons souligné dans d’autres textes, le crime organisé est, en Haïti, un facteur essentiellement politique et le crime » civil » relativement rare. Avant la montée en puissance de « Barbecue » et du G9, un autre bandit célèbre, Anel Joseph – récemment assassiné après son évasion de la prison de Croix-des-Bouquets – a rendu publics et explicites ses liens avec les sénateurs du PHTK au pouvoir. Récemment, l’arrestation du trafiquant de drogue condamné Lissner Mathieu – un Haïtien naturalisé américain – qui portait une carte officielle du Palais national, a apporté de nouvelles preuves des liens entre le gouvernement Moïse, les gangs et le trafic de drogue.
- L’existence connue mais opaque d’une infiltration permanente d’anciens Marines et mercenaires américains est encore plus difficile à appréhender que tous les acteurs précédents. À au moins deux reprises, ces sujets ont été interceptés avec des armes, des munitions et des équipements de télécommunications à l’aéroport international Toussaint Louverture, pour être rapidement rapatriés aux États-Unis avec l’aide de leur ambassade en Haïti. Le volume de cette infiltration et ses fonctions précises sont inconnus, mais étant donné que leur arrivée dans le pays coïncide avec les pics de mobilisation contre un gouvernement allié à la géopolitique des Caraïbes, ceux-ci sont faciles à prévoir.
Arsenal saisi sur trois anciens marines américains et un entrepreneur fédéral à Port-au-Prince en 2019. Photo : Miami Herald.
- Enfin, la création récente par Moïse d’une « Agence nationale de renseignement », sorte de police politique sous son commandement exclusif, n’est pas moins pertinente. Ses fonctions, ses prérogatives et son immunité extra-légale pour « combattre le terrorisme », ont conduit même le club des pays alliés de Moïse – principalement les Etats-Unis, le Canada et une partie de l’Union européenne – à critiquer sa création.
De tout ce qui précède, nous pouvons tirer au moins quatre conclusions :
1) Que le démantèlement des forces répressives conduit le pays à un schéma d’atomisation de la fonction armée encore plus dangereux, hétéronome et incontrôlable, non seulement pour l’Etat, mais surtout pour les acteurs civils. L’émergence des Fantom n’en est qu’un symptôme, et même pas le symptôme le plus grave. Sa contrepartie internationale est la demande publique de Moïse à l’OEA de fournir un « soutien technique fort » au pays en matière de sécurité. La réponse positive et « opportune » de Luis Almagro a été rendue publique hier encore, en plein milieu des protestations.
2) Que les principales victimes de ce désastre sont la paysannerie, les travailleurs, les femmes – les viols et autres crimes sexuels se sont aggravés – et les jeunes des périphéries urbaines, ainsi que les mouvements sociaux et l’opposition politique organisée. En l’absence de monopole et de tentatives de légitimation de l’usage de la force, et puisque l’origine des crimes les plus divers est inconnue – le cas le plus emblématique est celui des enlèvements et des massacres – la justice et les réparations sont impossibles.
3) Que la situation de chaos organisé que traverse le pays est, à terme, un hommage aux positions de ceux qui réclament l’intervention que les Etats-Unis et les pays occidentaux sont toujours prêts à faire pour tenter de pacifier par la force » la cause haïtienne » et de sauvegarder le processus d’accumulation des entreprises transnationales et de l’oligarchie locale. Quelque chose de similaire s’est produit dans les années précédant 2004, dans le dangereux jeu à somme nulle des acteurs de gauche et de droite qui ont tenté de renverser Aristide, qui a culminé avec le coup d’État et le débarquement de la MINUSTAH. Il est nécessaire d’en prendre note.
4) Que l’opération suicidaire du Village de Dieu n’est pas seulement, comme le suggère le RNNDH, une « mise en scène » du gouvernement de facto de Moïse face à l’opinion publique nationale. Il répond plus que tout aux pressions de l’establishment international, surtout après le changement de gouvernement aux États-Unis, pour adoucir ne serait-ce qu’un peu les aspects les plus brutaux d’un gouvernement autoritaire qui, sans aucun doute, co-gouverne le pays avec le crime organisé.
Lautaro RIVARA
Source: Telesur – Traduction: Romain Migus