Une augmentation de 4 pesos (30 centimes d’euro) du prix du ticket de métro ! Telle est, en version simplifiée, ce qui provoque l’explosion sociale, à Santiago du Chili, le 18 octobre 2019. Si l’on élargit l’analyse, on déduit que la révolte est due à la politique néolibérale du président Sebastián Piñera ainsi qu’à la déconnexion des « élites » et de la classe politique face à un quotidien insupportable pour de très larges pans de la population.
En une semaine, le Chili s’embrase (au sens figuré du mot). Le 25 octobre, dans la capitale Santiago, 1,2 millions de personnes battent le pavé de l’emblématique Plaza Italia, rebaptisée place de la Dignité. Mélange d’aveuglement obtus et d’obstination dans l’erreur, le pouvoir ne prend pas le mouvement au sérieux. La grève générale du 4 novembre lui remet les yeux en face des trous. Cette fois, le Chili flambe (au sens propre du mot). Menée par les carabiniers, la répression s’abat. Féroce, disproportionnée. A la mi-janvier 2020 on dénombrera (au moins) 27 morts, 3 650 blessés (dont 405 victimes de lésions oculaires), 22 000 détentions.
Il s’agit de la plus importante rébellion sociale depuis les « protestas » de 1983-1985 contre la dictature du général Augusto Pinochet [1]. Entre deux manifestations, et plus qu’ailleurs dans les conseils communaux autoconvoqués, on discute beaucoup de la nécessité de transformer le modèle politique et économique. Une revendication émerge : le remplacement de la Constitution votée en 1980, en pleine dictature (1973-1990), sous état de siège et sous l’emprise des Chicago Boys [2]. Ce carcan limite fortement l’action de l’Etat en matière de santé, d’éducation, de retraites, de sécurité sociale, de gestion de l’eau (pour ne citer que ces secteurs), livrées à l’activité privée.
Mis en difficulté par l’ampleur d’une rébellion qu’il ne parvient pas à contrôler, le pouvoir, à contrecœur, doit lâcher du lest. Le 15 novembre 2019, une session marathon du Congrès se termine par l’annonce d’un « Accord pour la paix sociale et la nouvelle Constitution ». Un processus référendaire se déroulera le 25 octobre 2020. Deux questions seront posées aux Chiliens :
1) souhaitez-vous une nouvelle Constitution ?
2) si oui, souhaitez-vous que cette Constitution soit rédigée par une Convention mixte (composée à 50 % de parlementaires et à 50 % de citoyens) ou par une Convention constitutionnelle (composée uniquement de citoyens) ?
Le 25 octobre inflige un camouflet à Piñera et à la droite qui appuyaient le « rechazo » (« je rejette ») à l’élaboration d’une nouvelle Constitution. Le « apruebo » (« j’approuve ») recueille 78,27 % des voix. Pour le plus grand déplaisir des parlementaires, toutes tendances confondues, qui en avaient fait leur option privilégiée, une Convention mixte (qui les aurait inclus d’office pour moitié) est vigoureusement rejetée (21 % des suffrages) au profit d’une Convention constitutionnelle (79 %) [4]. Sur une base paritaire – autant d’hommes que de femmes –, et avec dix-sept sièges réservés aux peuples indigènes (Mapuche, Aymara, Rapanui, Quechua, etc.), l’élection des 155 constituants aura lieu le 11 avril 2021, en appliquant le système utilisé pour l’élection des députés (à la proportionnelle, dans 28 circonscriptions bénéficiant de trois à huit représentants) [5]. Une fois rédigé, le nouveau texte fondamental sera soumis à un plébiscite de ratification, avec vote obligatoire, en 2022.
« Adios, general ! », chante la foule en liesse, le soir de la déroute des conservateurs, reprenant l’un des hymnes de l’opposition à Pinochet…
« Un tournant historique ! » « Le scrutin le plus important depuis la fin de la dictature ! » « Le Chili aura une Constitution rédigée par les citoyens ! »…
Il s’est agi, de fait, d’une incontestable victoire. Mais… A bien y regarder, le panorama n’est pas aussi enthousiasmant qu’il y paraît. Lors de l’accord du 15 novembre, tant Chile Vamos, la coalition de droite pro-Piñera, que la supposée opposition – centristes de l’ex-Concertation (Parti socialiste, Démocratie chrétienne) et coalition de centre-gauche baptisée Front élargi – ont bétonné le processus de manière à ce qu’il ne leur échappe pas. Seuls le Parti communiste et le Parti humaniste ne se sont pas prêtés au jeu.
Après avoir défendu (droite) ou s’être accommodée (centre gauche) du système ultralibéral lorsqu’elle gouvernait, cette classe politique, dans le dos des citoyens, a en effet imposé une camisole de force empêchant tout changement radical de la loi fondamentale. D’abord, en écartant le concept d’Assemblée constituante (par définition souveraine et susceptible d’élaborer son propre règlement) au profit d’une Convention constitutionnelle (qui ne peut s’attribuer des fonctions non prévues par l’actuelle Constitution). Cette limitation a permis d’emblée d’écarter toute remise en cause d’enjeux aussi fondamentaux que les traités internationaux, par définition néolibéraux, ratifiés par le Chili. D’autre part, un quorum des deux tiers de la Convention (plutôt qu’une majorité simple) sera nécessaire à l’approbation des articles composant le nouveau texte constitutionnel. Un droit de veto assuré pour la droite conservatrice, qui, depuis 1990, a toujours obtenu un nombre de siège supérieur à ce seuil, dans tous les scrutins.
Pour l’élection des constituants, ces partis politiques hégémoniques depuis la fin de la dictature sont autorisés à soumettre leurs listes, individuellement ou en alliance avec d’autres formations. De son côté, la société politisée, qui s’en défie et les rejette, va au combat sans structures, sans financements, en ordre dispersé. D’après le site d’analyse politique et de pronostics électoraux Tresquintos [6], en comptant les blocs traditionnels et les indépendants du mouvement social, soixante-dix neuf listes se présentent dans tout le pays (sans parler des plus de 2 200 personnes qui le font à titre individuel). De là à supputer que la Convention tant espérée sera majoritairement composée de membres issus des partis traditionnels, par définition mieux organisés, il n’y a qu’un pas [7].
Indépendamment du fait qu’un tel blocage de la volonté populaire risque de provoquer, à court ou moyen terme, de nouvelles et violentes réactions d’acteurs sociaux frustrés, la droite, sur ce terrain, marque le point.
Entre le 11 avril prochain (élection des constituants) et une date encore non définie de 2022 (référendum destiné à approuver la nouvelle Constitution), aura lieu, le 21 novembre 2021, une autre consultation majeure : l’élection présidentielle. Conséquence de la gigantesque vague de contestation et du discrédit de l’appareil politique, un nouveau venu taille des croupières, dans les sondages, à Joaquín Lavín (UDI ; ministre lors du premier mandat de Piñera) et aux autres candidats présumés : le communiste Daniel Jadue.
Membre du comité central du PC, Jadue est, depuis le 6 décembre 2012, maire de Recoleta (150 000 habitants), l’une des trente-sept municipalités qui composent le Grand Santiago. C’est dans cette ville que, le 15 octobre 2015, il a créé la première pharmacie populaire du pays. Dans ce Chili du capitalisme roi, trois grandes chaînes contrôlent 90 % du marché : Cruz Verde, associée à la mexicaine Femsa ; Farmacias Ahumada, filiales de l’américaine Walgreens ; et la chilienne Salcobrand. Conséquence de cette concentration, le prix des médicaments est supérieur à ceux pratiqués en Europe, aux Etats-Unis et dans les autres pays de la région (en 1995 et 2008, les trois pieuvres en question ont été condamnées pour collusion).
En achetant à un organisme d’Etat fournisseur du système public de santé – la Centrale nationale d’approvisionnement (Cenabast) –, en négociant directement avec les laboratoires et en important des médicaments de l’étranger, la Pharmacie populaire Ricardo Silva Soto de Recoleta réduit immédiatement les prix de 30 % à 50 %.
Fort de cette réussite, bientôt imitée par plus de cent cinquante « municipios » (y compris de droite), Jadue élargit l’initiative en créant une « Optique populaire » (avril 2016), une « Immobilière populaire » (janvier 2018), une « Librairie populaire » (janvier 2019), un « magasin de disques populaire » (RecoMúsica ; avril 2019) ainsi qu’une « Université ouverte » (novembre 2018). Plébiscité par la population de Recoleta, ce laboratoire de politiques publiques ne passe pas inaperçu. Bien au-delà de la modeste influence du PC, la notoriété de Jadue s’accroît. Jusqu’à le placer en tête des sondages. Déclenchant des moues incrédules : un « rouge » à La Moneda (le palais présidentiel) ? Dans un pays où l’armée a renversé le socialiste Salvador Allende et où l’anticommunisme demeure extrêmement prégnant ?
Interrogé sur les effets possibles d’une campagne menée sur ce thème pour casser ses possibilités de succès, Jadue répond : « Tout ce qui vient aujourd’hui du pouvoir sera rejeté. Toute campagne venant du pouvoir et de la domination, de l’extrême droite, de la droite et même des secteurs de la Concertation pour essayer de convaincre les gens de ce qui est bon… eh bien… les gens ne font plus confiance à aucun d’entre eux. L’autre jour, José Miguel Insulza [PS] a déclaré qu’il ne m’aimait pas comme candidat : plusieurs personnes ont répondu que, s’il me trouvait à son goût, je ne jouirais de la confiance de personne au sein de la population [7] ! »
Ancien ministre (de 1994 à 2005) du démocrate-chrétien Eduardo Frei puis du centriste (souvent catalogué « socialiste ») Ricardo Lagos, secrétaire général de l’Organisation des Etats américains (OEA) de 2005 à 2015, sénateur depuis 2018, Insulza n’est pas le seul à s’inquiéter. La classe dominante passe à l’action. Avec en déclencheur un article du quotidien de droite La Tercera, Jadue se voit impliqué dans un scandale connu sous le nom de « Luminarias Led ». Lors d’appels d’offres, une société, Itelecom, a commis des irrégularités dans une vingtaine de municipalités du pays. Or il se trouve qu’elle a rénové l’éclairage public de Recoleta. Dès lors, le Ministère public lance une procédure au prétexte « que tous les prix d’Itelecom ont une origine irrégulière et que, dans le cas de Recoleta, un fonctionnaire peut avoir été impliqué dans le stratagème que la société a organisé pour remporter légalement les enchères (…). » Le « peut avoir » étant quelque peu léger, une autre accusation complète la première : Itelcom a fait un don de 50 millions de pesos (56 000 euros) à la Corporation culturelle de Recoleta pour l’organisation d’une manifestation musicale de trois jours, le Festival World of Music, Arts & Dance (Womad). Pot de vin, corruption, rétro-commission ? « Je trouve absolument raisonnable qu’une entreprise qui fait des bénéfices dans une commune comme Recoleta, une commune aux ressources limitées, veuille rendre la pareille avec un don tout à fait légal », réagit publiquement Jadue le 10 janvier dernier.
La presse s’empare tout de même avec un enthousiasme certain de son cas. L’affaire n’avançant pas assez vite à leur goût, trois députés de Chile Vamos se sont adressés le 25 janvier au 3e Tribunal de garantie de Santiago pour déposer une plainte contre le maire de Recoleta, en insistant sur sa complicité dans l’affaire Luminarias et en demandant au ministère public de faire la lumière sur son implication.
Le but de l’offensive est clair et porte un nom : « lawfare » [8]. Cette stratégie juridique et médiatique visant à instrumentaliser politiquement la justice pour détruire l’image d’un adversaire politique a déjà été expérimentée sur Luis Inacio Lula da Silva au Brésil, Cristina Fernández de Kirchner en Argentine et Rafael Correa en Equateur – pour ne citer qu’eux.
Vaste domaine des coïncidences : au même moment explose une bombe qui fait encore plus de bruit et dont les ondes se propagent à l’étranger. Le 29 décembre 2020, depuis Los Angeles (Californie), le célèbre Centre Simon Wiesenthal (CSW) annonce avoir placé Jadue dans le « Top10 des pires antisémites de l’année 2020 ». « Jadue, membre du parti communiste, est une personnalité nationale et est mentionné comme un futur président potentiel. En utilisant les fonds municipaux pour financer des activités pro-BDS [boycott, désinvestissement, sanctions] et anti-Israël, le maire Jadue cible la communauté juive avec des calomnies pernicieuses qui rappellent les Protocoles des Sages de Sion », précise, sans trop faire dans la dentelle, le dossier d’accusation.
Né en 1977, basée à Los Angeles et disposant de Bureaux à New York, Chicago, Miami, Toronto, Paris, Buenos Aires et Jérusalem, le CSW s’est, par le passé, gagné le respect pour sa traque des criminels de guerre nazis, en fuite ou exilés. Toutefois, ces dernières années, ses cibles naturelles ayant tendance à disparaître, rattrapées par leur âge chaque jour un peu plus canonique, le Centre, sous prétexte de « lutter contre la haine et le racisme », semble s’être donné un nouvel objectif : jeter le discrédit sur les personnes ou organisations critiques du gouvernement israélien, sommairement présentés comme antisémites.
Quelque temps auparavant en effet, suite à des déclarations très partisanes de dirigeants de la communauté juive chilienne concernant le conflit israélo-palestinien, Jadue avait réagi : « C’est une insulte que l’Etat d’Israël, par ses agents, ici, au Chili, veuille importer le conflit (…) Les dirigeants de la communauté juive du Chili agissent au nom de l’Etat d’Israël (…) Ils doivent définir s’ils sont citoyens chiliens. » La polémique enflant, Jadue, interrogé par le quotidien El Mercurio (8 novembre 2020), « aggravera » son cas : « Je m’entends très bien avec les juifs ; avec les sionistes, j’ai certains problèmes. »
Un grand classique, somme toute, dont a témoigné, en France, en décembre 2019, un appel de 127 intellectuels juifs aux députés français : « Ne soutenez pas la proposition de résolution assimilant l’antisionisme à l’antisémitisme » [9]. Mais qui prend une résonnance toute particulière dans le contexte chilien.
S’il compte entre 15 000 et 20 000 Juifs au sein de sa population, le Chili abrite également la plus forte communauté d’origine palestinienne en dehors du monde arabe, avec plus de 350 000 membres. Appartenant à des minorités chrétiennes de Beit Jala, Bethléem, Beit Sahour, Beit Safafa, ceux-ci ont commencé à arriver durant la brutale domination de l’Empire ottoman, au début du XXe siècle. D’autres ont suivi bien plus tard, après l’annexion de Jérusalem en 1967 ou les Intifada des années 1980 et 1990. D’une extrémité à l’autre de l’échelle sociale, tous ont fait leur trou. Les Hirmas, Said, Yarur, Sumar dominent une puissante industrie textile ; la famille Said se trouve également aux manettes des centres commerciaux Parque Arauco ; la Banque de crédit et d’investissement, l’une des plus importantes du pays, est née en 1937 à l’initiative de Juan Yarur Lolas ; etc…
Côté classes populaires, le club de football Deportivo Palestino a été fondé en 1920. Professionnel depuis 1951, il a gagné le championnat du Chili en 1955 et 1978, la Coupe en 1975 et 1977. C’est la seule équipe au monde à porter un maillot aux couleurs – blanc, vert et rouge – du drapeau palestinien. En janvier 2014, sa nouvelle tenue a déclenché un gros émoi : au dos des maillots, les chiffres « 1 » avaient été remplacés par la carte de la Palestine d’avant 1948 (et la création de l’Etat d’Israël) [10] !
Au gré des événements, dans un sens ou bien dans l’autre, le Proche-Orient refait régulièrement irruption au Chili. Début août 2014, alors que l’opération « Bordure protectrice » martyrise Gaza, dix mille manifestants portant le « keffieh » au cou et à l’épaule, brandissant des centaines de drapeaux palestiniens, manifestent à Santiago pour demander à la présidente Michelle Bachelet de rompre les relations diplomatiques avec Israël. Ménageant la chèvre et le chou, le gouvernement annoncera l‘envoi de 150 000 dollars et de médicaments aux organismes de l’ONU s’occupant des réfugiés palestiniens.
En décembre 2018, sous Piñera, inversion de la tendance. Suite à des plaintes de Shai Agosin Weisz, président de la communauté juive chilienne (et de la communauté chilienne en Israël), au sujet de la décision de la municipalité de Valdivia d’interdire à ses services la signature de contrats avec toute société liée à Israël, le Contrôleur national chilien rend illégal le boycott de ce pays par les municipalités.
Jadue est lui-même un petit fils d’immigrants palestiniens arrivés à Recoleta au milieu du XXe siècle. Très engagé, il a été président de l’Union générale des étudiants palestiniens et coordinateur de l’Organisation de la jeunesse palestinienne d’Amérique latine et des Caraïbes. Ce n’est qu’en 1993, un jour après la signature des Accords d’Oslo, qu’il a officiellement rejoint le Parti communiste du Chili.
« Je m’entends très bien avec les juifs ; avec les sionistes j’ai certains problèmes », a-t-il donc eu le malheur de déclarer… Dès le lendemain, l’actuel président de la Communauté juive, Gerardo Gorodicher, réagissait vigoureusement : « Une fois de plus, M. Daniel Jadue fait des déclarations offensantes contre la communauté juive du Chili, camouflant son antisémitisme sous le couvert de l’antisionisme. Dans d’autres pays, un candidat qui aurait tenu ces propos ne serait même pas dans les sondages, il serait éliminé par les partis politiques eux-mêmes. »
C’est surtout la présence de Jadue en tête des enquêtes d’opinion qui lui a valu l’intérêt du CSW, admet sans gêne aucune le rabbin chilien Abraham Cooper : « La raison pour laquelle cet individu est dans le “Top 10” est qu’il pourrait être le prochain président. Quelqu’un qui se présente sur une plateforme en disant que la communauté juive est une force subversive, qui pourrait poignarder son propre pays dans le dos en servant un autre Etat… Nous savons déjà ce que les nazis ont fait avec ces choses [11]… » Et au cas où la campagne de discrédit menée localement ne suffirait pas pour « tuer symboliquement » ce candidat de gauche, Cooper ajoute : « Cela devrait déclencher l’alarme non seulement au Chili, mais aussi dans l’administration de Joe Biden, chez l’ambassadeur qu’elle devrait envoyer, la personne chargée de l’OEA, le secrétaire d’Etat (…) Le Chili est un pays important pour les Américains, pour les Etats-Unis, nous espérons que la remise de ce rapport suscitera l’inquiétude de la communauté internationale. »
Cooper ne précise toutefois pas s’il faudra bombarder La Moneda, comme en 1973, si d’aventure Jadue était élu chef de l’Etat.
Ainsi donc le communiste chilien rejoint-il d’illustres prédécesseurs, à commencer par le vénézuélien Hugo Chávez. Qu’on se souvienne… Le 6 janvier 2009, par solidarité avec les Palestiniens, celui-ci expulse l’ambassadeur de Tel Aviv, Shlomo Cohen. Depuis le 27 décembre, l’opération « plomb durci » lancée par l’armée israélienne contre Gaza a fait (à ce moment) 1 038 morts et plus de 4 850 blessés, parmi lesquels de nombreux enfants, femmes et personnes âgées. Chávez s’emporte, parle de politique « génocidaire », estime que le massacre relève de la Cour pénale internationale (CPI).
« C’est une décision brutale, qui n’est pas à l’honneur du Venezuela et de son peuple, et qui traduit les alliances conclues par les dirigeants vénézuéliens avec les islamistes et les terroristes », réagit le lendemain le porte-parole du ministère israélien des Affaires étrangères en annonçant, en représailles, l’expulsion du chargé d’affaires vénézuélien à Tel Aviv.
Dès lors, l’offensive globale menée contre le chavisme s’orne d’un nouveau versant. En juillet, en tournée dans quelques pays d’Amérique latine, le ministre israélien des Affaires étrangères Avigdor Lieberman dénonce l’existence de cellules terroristes dans la Guajira – une péninsule sèche et aride partagée entre le Venezuela et la Colombie. Ancien videur de boîte de nuit, dirigeant ultranationaliste d’extrême droite, ce barbu à la voix rauque s’est fait particulièrement connaître pour sa modération. Genre : « Les Arabes israéliens qui sont contre nous méritent de se faire décapiter à la hache. » Ou encore : « Je propose de transporter les prisonniers palestiniens en autocars jusqu’à la Mer Morte pour les noyer. » Avec un pedigree aussi respectable, difficile de ne pas le relayer dans sa lapidation du dirigeant vénézuélien.
En décembre 2010, le Centre Simon Wiesenthal fait donc une irruption très remarquée en demandant à l’OEA d’enquêter sur un « accord secret » entre l’Iran et le Venezuela pour installer dans ce pays « une infrastructure nucléaire de Téhéran ».
Le 24 décembre 2005, le CSW avait déjà sciemment tronqué et manipulé un discours de Noël de Chávez pour accoler la souillure de l’ « antisémitisme » à son nom. Le Centre avait profité de l’occasion pour inviter les gouvernements d’Argentine, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay, ainsi que la présidence du Mercosur (le Marché commun du Sud) à « geler le processus d’incorporation du Venezuela à ce bloc jusqu’à ce que Chávez présente des excuses publiques pour ses déclarations antisémites. »
Depuis Caracas, le président de la Confédération des associations juives du Venezuela, Fred Pressner, protesta énergiquement en expliquant que Chávez n’avait rien d’un antisémite. « Vous avez interféré avec notre statut politique, notre sécurité et notre bien-être en tant que communauté, fit-il publiquement savoir au CSW. Vous avez agi unilatéralement, sans nous consulter, sur des thèmes que vous ne connaissez pas et ne comprenez pas. » Tant le Global Jewish Advocacy (Plaidoyer pour les Juifs du monde) de New York que le Congrès juif américain appuyèrent ce point de vue.
Malgré ces récusations, l’accusation du CSW permit au sous-journaliste français Jean Hebert Armengaud de publier l’un des chefs d’œuvre de sa désastreuse carrière, sous le titre « Le credo antisémite de Hugo Chávez », le 9 janvier 2006, dans le quotidien Libération. Un tel professionnalisme méritant récompense, Armengaud deviendra ultérieurement rédacteur en chef d’un des fleurons du groupe Le Monde, Courrier international [12].
Dans son courrier de décembre 2010 à l’OEA, basé sur une enquête particulièrement fouillée – un article du quotidien allemand Die Welt ! –, le directeur des relations internationales du CSW, Shimon Samuels, tire la « sornette » d’alarme : « Le fait que l’Iran ait un programme nucléaire, le mariage entre la richesse en uranium du Venezuela et l’installation dans ce pays de fusées parmi les plus sophistiquées, d’une portée de 1 500 kilomètres, donne sur ce continent un pouvoir à l’Iran contre ceux qui ne sont pas d’accord avec son programme de développement des armes nucléaires. Beaucoup sont d’accord sur le fait qu’il faut prendre des mesures, sous peine d’affronter une situation similaire à la crise des missiles cubains de 1962 (…) au cours de laquelle le monde a quasiment frôlé une guerre thermonucléaire. »
Même son de cloche, forcément, chez les amis de Washington. Au mois d’avril, le Département d’Etat a déjà rendu public un rapport du Pentagone qui donne « des détails » sur les activités des Iraniens au Venezuela (et en Amérique latine). Tout en précisant que, jusqu’à ce moment, « les terroristes appuyés par l’Iran ont mené peu d’attaques dans la région » (ce qui signifie aucune !), les services de renseignement américains affirment que les opérations de ces criminels dans la zone « pourraient éventuellement menacer des intérêts états-uniens au cas où surviendrait un conflit causé par le nucléaire iranien ».
Peu importe le caractère grotesque d’affirmations jamais étayées et relevant de la théorie du complot. L’important est de modeler l’opinion internationale. De la formater. Elle n’a pas besoin de savoir que le Venezuela, malgré son partenariat économique avec Téhéran, a été l’un des premiers pays à désavouer Mahmoud Ahmadinejad lorsque celui-ci a déclaré vouloir « rayer Israël de la carte ».
Arrivés de Hollande via l’île caribéenne de Curaçao, les grands-parents de Nicolás Maduro Moros étaient Juifs séfarades, tant du côté des Maduro que de celui des Moros. Ils se sont convertis au catholicisme sur le continent américain. Voilà ce que Maduro, devenu président après le décès de Chávez, devra rappeler le 5 mai 2013 au directeur du Congrès juif latino-américain, Claudio Epelman, qui l’accuse d’antisémitisme pour avoir refusé d’encenser la politique criminelle du premier ministre israélien Benyamin Netanyahou.
Fort heureusement pour Washington et le CSW, il reste, pour torpiller la révolution bolivarienne, une cible toute trouvée : Tarek El Aissami. Bien que né au Venezuela en 1974, ce député, plusieurs fois vice-ministre et ministre, actuel ministre du pétrole, a pour père Zaidan El Amin El Aissami, un immigrant druze [13] d’idéologie baasiste venu du Djebel Druze en Syrie. Qui plus est, c’est une bête noire de l’opposition vénézuélienne. Pain béni ! Lorsque, le 4 janvier 2017, Maduro nomme Tarek vice-président de la République bolivarienne, le CSW, en la personne de Shimon Samuels, se manifeste immédiatement : bien qu’Aissami soit « présenté comme un druze », il est « étroitement associé à l’Iran chiite, à l’organisation terroriste du Hezbollah et à la famille du président syrien Bashar el-Assad, qu’il a apparemment hébergé à Caracas. » La mention du président syrien se réfère à une visite que celui-ci effectua fin juin 2010 au Venezuela lors d’une tournée qui le mena également à Cuba, au Brésil et en Argentine (à un moment où Washington et Paris, pour l’inciter à prendre ses distances avec l’Iran, avaient décidé de le sortir de son statut de paria). Quant au « apparemment », on n’en saura pas plus…
Voici donc, sept ans plus tard, El Aissami vice-président. « Sa nomination assure à l’Iran un accès continu pour le chaos terroriste dans toute l’Amérique latine », déclare Shimon Samuels. Représentant du CSW en Amérique latine, Ariel Gelblung reprend le propos au bond : « Non seulement il est impliqué dans le trafic de drogues et a des relations avec le mouvement colombien terroriste des FARC [allégations émanant de Washington], mais Aissami a également hérité de la haine de Chávez pour Israël et les juifs, et peut à présent mettre en place l’antisémitisme de Maduro, menaçant encore les vies juives au Venezuela [14] ». Ne reste plus, pour le CSW, qu’à finaliser l’agression : « Son nom apparaît parmi les intermédiaires des négociations entre l’Iran et l’Argentine dans la stratégie de Téhéran visant à camoufler la responsabilité iranienne dans l’attentat contre le Centre juif de Buenos Aires en 1994. » Voilà Tarek El Aissami définitivement habillé pour la décennie. Dans quelques temps (26 mars 2020), pour faire bonne mesure, l’administration de Donald Trump offrira 10 millions de dollars à qui permettra de le capturer (et 15 millions de dollars pour la tête de Maduro) [15].
Cristina Fernández de Kirchner n’était pas au pouvoir (pas plus que son époux Néstor Kirchner) lorsque l’Argentine, à la fin de la seconde guerre mondiale, servit de refuge à des centaines de criminels nazis. Elle ne présidait pas non plus le pays quand, le 18 juillet 1994, à Buenos Aires, un attentat à la bombe contre l’Association mutuelle israélite argentine (AMIA), de caractère clairement antisémite, fit 84 morts et 230 blessés. En revanche, elle occupait bien la Casa Rosada (siège du pouvoir exécutif) lorsque, seize ans plus tard, le 6 décembre 2010, l’Argentine notifia qu’elle reconnaissait la Palestine. Les discussions israélo-palestiniennes se trouvaient alors (et comme toujours) dans l’impasse et Tel Aviv avait annoncé une reprise de la colonisation en Cisjordanie.
Dans un pays où, avec quelque 300 000 personnes, vit la deuxième communauté juive des Amériques, après celle des Etats-U