De nombreuses personnes au Venezuela, tant au sein du gouvernement que de l’opposition, parlaient déjà du « casse du siècle » après l’annonce, plus tôt cette année aux USA, que la compagnie pétrolière nationale CITGO, basée à Houston, serait vendue aux enchères pour dédommager les fonds d’investissement et les multinationales lésés par la faillite de l’État vénézuélien [sic] et les nationalisations chavistes.
Aujourd’hui, la décision préliminaire d’un tribunal du Delaware d’autoriser la vente de CITGO à une filiale du fonds controversé Elliott Investments semble confirmer les pires craintes. Après tout, Elliott est le plus agressif des fonds dits « vautours », de puissants véhicules financiers qui achètent la dette des pays pauvres en défaut de paiement et attaquent ensuite leurs gouvernements en justice pour en tirer le maximum de profits. C’est ce que le magazine The New Yorker a appelé « une façon de faire des affaires particulièrement conflictuelle et immensément lucrative ».
Si le plan du tribunal du Delaware est mis en œuvre, Elliott, dirigé par le milliardaire et donateur républicain Paul Singer – qui a réalisé de juteux profits en intentant des procès contre des pays comme l’Argentine, la République démocratique du Congo, le Pérou et le Liberia – paiera 7,3 milliards de dollars pour les actifs usaméricains de CITGO. Ceux-ci comprennent trois grandes raffineries au Texas, en Louisiane et dans l’Illinois, qui produisent plus de 800 000 barils d’essence par jour, ainsi qu’un important réseau de stations-service. Cette somme est bien inférieure à la valeur estimée de CITGO, filiale de la compagnie pétrolière nationale Petróleos de Venezuela (PDVSA), dont le logo en forme de triangle rouge a été une présence incongrue aux USA pendant des décennies de confrontation entre Caracas et Washington.
Mais Elliott doit faire face aux poursuites judiciaires d’une vingtaine de multinationales, principalement des sociétés minières et énergétiques, ainsi que des fonds d’investissement cherchant à obtenir des compensations pour les défauts de paiement de la dette vénézuélienne et les nationalisations d’entreprises privées effectuées sous les gouvernements d’Hugo Chávez et de Nicolás Maduro.
La frénésie des entreprises demanderesses, toutes déterminées à obtenir leur part de CITGO, est telle que même Elliott pourrait se sentir mal à l’aise. Les détenteurs d’obligations se sont tournés vers d’autres tribunaux pour obtenir des décisions en faveur de leurs propres revendications. Un groupe de détenteurs d’obligations, qui a acheté des titres vénézuéliens garantis par des actifs de CITGO en 2020 pour un prix équivalant à 20 % de leur valeur d’émission, réclame à présent plus de 90 %. Menés par le fonds Gramercy, spécialisé dans l’achat d’obligations de pacotille auprès d’entités en faillite, ils veulent devancer les autres demandeurs, qu’il s’agisse d’entreprises énergétiques ou minières, dans la file d’attente pour être indemnisés en cas de défaut de paiement ou de nationalisation de leurs actifs. Le remboursement de ces investisseurs rendrait l’opération d’Elliott non viable.
Selon Paul Sankey, analyste pétrolier basé à Houston, avant la vente aux enchères, la valeur de CITGO – aux mains de l’État vénézuélien depuis 1990 – avait été estimée entre 32 et 40 milliards de dollars. En 2011, lorsque Chávez a tenté de vendre l’entreprise, elle était évaluée à 13,5 milliards de dollars.
« CITGO a perdu 50 % de sa valeur », a déclaré l’analyste pétrolier vénézuélien Einstein Millán. C’est « la remise du joyau de la couronne à des intérêts étrangers rassemblés autour du capital-risque », a-t-il ajouté.
Le gouvernement vénézuélien et l’opposition s’opposent tous deux à la vente de CITGO, qui non seulement générait des milliards de dollars de revenus pour le Venezuela, mais raffinait également le pétrole brut lourd extrait par PDVSA dans le bassin de l’Orénoque.
Mais la victoire contestée [on sait par qui, NdT] de Nicolás Maduro aux élections de juillet fait qu’il est presque impossible pour l’administration Biden d’arrêter la vente aux enchères. « S’il y avait un changement de gouvernement au Venezuela, peut-être que le gouvernement de Washington retirerait la licence, mais il semble que ce soit déjà fait », a déclaré l’économiste vénézuélien Francisco Rodriguez, qui vit aux USA.
C’est ironique. Car, pour de nombreux analystes de l’histoire alambiquée de CITGO, c’est l’opposition vénézuélienne, en collaboration avec les faucons néoconservateurs de l’administration de Donald Trump, qui a donné aux multinationales l’occasion en or de s’emparer de CITGO.
Trump a émis un décret en 2017, dans le cadre d’un embargo total sur la vente de pétrole vénézuélien, par lequel CITGO ne pouvait plus transférer ses bénéfices à Caracas. Puis, après avoir reconnu comme chef d’État le jeune leader parlementaire Juan Guaidó autoproclamé président en janvier 2019, le président usaméricain de l’époque a remis tous les actifs vénézuéliens à l’étranger, le plus précieux étant CITGO, au nouveau gouvernement « fantôme » de Guaidó. Le résultat – par erreur ou intentionnellement – serait l’éviscération des actifs de CITGO au profit de fonds et d’entreprises multinationaux.
Les actifs de CITGO équivalaient à 10 % du PIB vénézuélien, soit 13,5 milliards de dollars, selon l’estimation de la vente par Chávez en 2012.
Il y avait « une motivation cachée derrière le plan de changement de régime qui a échoué », affirme la journaliste usaméricaine Anya Parampil dans son nouveau livre Corporate coup (OR Books, 2024). « Il s’agissait d’une conspiration visant à voler l’actif international le plus convoité du Venezuela ». Avec l’arrivée d’Elliott – connu pour ses procès agressifs contre des pays en faillite qui sont allés jusqu’à forcer la saisie d’un navire militaire argentin en 2011 afin de collecter 2,6 milliards de dollars auprès du gouvernement de Cristina Kirchner – la manœuvre était peut-être déjà au point.
Le livre « Corporate Coup » révèle le complot visant à voler les actifs de PDVSA
En prenant le contrôle du précieux réseau de distribution et des raffineries de CITGO aux USA, Guaidó et ses collaborateurs – menés par Luisa Palacios [nommée PDG de CITGO par Guaidó en 2019, elle a démissionné 20 mois plus tard, NdT], épouse d’un haut dirigeant de JP Morgan à Wall Street vivant dans le New Jersey – ont fait un cadeau aux avocats des multinationales pétrolières et des fonds mondiaux qui avaient subi des revers au Venezuela.
Ce but contre son camp s’est déroulé de la manière suivante. Pendant 20 ans, les gouvernements chavistes, conseillés par de grands avocats d’affaires, ont créé des structures administratives pour « maintenir une distance de sécurité entre CITGO, PDVSA et l’État vénézuélien », explique Parampil. Il était donc difficile de prouver, à l’aide d’arguments juridiques, que CITGO était un instrument de Maduro. Aucun créancier n’a réussi à convaincre les juges usaméricains qu’il avait le droit de percevoir ses indemnités grâce à la saisie de CITGO.
Mais, après que l’entreprise a été remise à l’équipe « gouvernementale » de Guaidó qui a nommé de nouveaux membres du conseil d’administration pour PDVSA et CITGO, le juge Leonard Stark du Delaware a accepté pour la première fois en 2023 l’argument selon lequel CITGO était un soi-disant « alter ego » de l’État vénézuélien.
En vertu de ce schéma juridique alambiqué, toute entreprise s’estimant lésée par les actions de l’État vénézuélien était en droit de demander réparation en saisissant les actifs de CITGO. Et c’est exactement ce qui s’est passé. M. Stark a tranché en faveur de l’argument selon lequel l’équipe de Guaidó « a utilisé les ressources de PDVSA à ses propres fins (ce qui) a permis aux créanciers de la république vénézuélienne (et pas seulement de PDVSA) de saisir CITGO », explique M. Rodriguez.
Les avocats consultés par La Vanguardia dans l’entourage du « gouvernement parallèle » de Guaidó répondent que la décision est due à un changement de position des juges usaméricains. « En 2023, la cour du Delaware et la cour d’appel du troisième circuit ont modifié les critères utilisés pour définir l’alter ego », dit José Ignacio Hernández, le principal représentant juridique du « gouvernement parallèle » de Guaidó. Les juges ont décidé à tort que les « contrôles normaux » – tels que la nomination du conseil d’administration – « constituaient une preuve d’“alteregoïté” et que ces contrôles étaient imputés au gouvernement intérimaire ». En tout état de cause, ajoute Hernández, la responsabilité de la perte de CITGO n’incombe pas au “gouvernement” Guaidó, mais à « la dette publique de 170 milliards de dollars, héritage d’Hugo Chávez et de Nicolás Maduro », qui a fait du Venezuela une cible pour les réclamations des créanciers et des fonds vautours [c’est une manière de voir les choses, NdT].
Qu’il s’agisse de l’erreur des avocats de Guaidó, des critères changeants des tribunaux usaméricains ou de l’héritage de l’endettement des gouvernements chavistes, le résultat est le même : CITGO – dont les actifs équivalaient à pas moins de 10 % du PIB vénézuélien – sera saisie au profit d’un groupe de fonds vautours, d’investisseurs en obligations de pacotille de Wall Street ainsi que de multinationales du secteur de l’énergie et de l’exploitation minière.
Ne serait-ce qu’en raison de la coïncidence temporelle, il est difficile de séparer la débâcle de CITGO de la mauvaise gestion du “gouvernement” Guaidó. Parampil se demande même si le pillage de CITGO était un objectif explicite du plan ourdi en 2019 par l’administration Trump pour renverser Maduro. « S’agissait-il d’un effet secondaire du plan de changement de régime ou d’une conséquence intentionnelle de celui-ci ? », demande-t-elle dans son livre.
Bien entendu, les bénéficiaires probables de la vente forcée de CITGO sont les alliés des faucons – dont beaucoup sont basés à Miami – qui ont organisé le coup d’État de Guaidó. Outre Elliott, il s’agit des multinationales pétrolières ConocoPhillips, l’un des principaux donateurs de la campagne de Trump, Vitol et Koch Industries, dont les partenaires, les frères Koch du Kansas, soutiennent le réseau Atlas de groupes ultraconservateurs latino-américains, dont l’actuelle opposition vénézuélienne (Pedro Urruchurtu, le conseiller de Corina Machado, la candidate de facto à l’élection présidentielle de juillet, est un activiste des réseaux libéraux liés à Atlas).
La société canadienne d’extraction d’or Crystallex, dont la concession d’extraction d’or dans le sud du Venezuela a été retirée par Chavez en 2008, est également candidate à la saisie des actifs de CITGO. Une autre société minière canadienne, Gold Reserve, est également impliquée, de même que le fabricant de verre usaméricain Owens-Illinois, qui a été nationalisé par le gouvernement Chavez et qui cherche à empocher près de 450 millions de dollars. Siemens Energy est un autre plaignant. Au total, il y a quelque 19 actions en justice dont les réclamations s’élèvent à environ 20 milliards de dollars, soit 40 % du PIB du Venezuela, ce qui représente presque trois fois ce qu’Elliott paierait pour CITGO.
L’histoire de Crystallex est essentielle pour comprendre l’issue grotesque de la tragédie de CITGO. Suite à la décision du gouvernement Chávez de lui retirer la concession de sa mine Las Cristinas, cette entreprise canadienne a poursuivi l’État vénézuélien en 2016 devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), un tribunal d’arbitrage affilié à la Banque mondiale et basé à Washington, utilisé dans le passé par des fonds vautours comme Elliott. Comme c’est souvent le cas, ce tribunal multilatéral a statué en faveur de la multinationale et a ordonné à l’État vénézuélien de verser 1,2 milliard de dollars de compensation à Crystallex. Le tribunal du Delaware ayant reconnu que CITGO est l’« alter ego » de l’État vénézuélien, Crystallex a désormais le feu vert pour obtenir tout ou partie de cette indemnisation par la saisie et la vente des actifs de CITGO, même si elle devra se mesurer à Elliott.
Un fait qui a éveillé les soupçons selon lesquels le plan Guaidó était effectivement un « coup d’État » est que le conseiller juridique susmentionné de l’équipe de Guaidó, José Ignacio Hernández, avait déjà été l’avocat de Crystallex et d’Owens-Illinois lorsqu’ils ont essayé de récupérer leurs investissements perdus au Venezuela en saisissant les actifs pétroliers de l’État vénézuélien. Bien que Hernández n’ait pas utilisé la notion d’« alter ego » dans les poursuites engagées contre le Venezuela, il a souligné que les gouvernements chavistes avaient rompu l’indépendance juridique de PDVSA et que, par conséquent, une saisie serait légale. « J’ai déjà dit à plusieurs reprises que Maduro et Chávez avaient violé l’autonomie de PDVSA, ce qui est évident, mais il est totalement faux que j’aie soutenu la thèse de l’alter ego », a insisté Hernández dans un entretien avec votre serviteur.
Cependant, une partie de l’opposition vénézuélienne demande une enquête sur le rôle de Hernández ainsi que sur celui de Carlos Vecchio, un autre avocat qui a été nommé chargé d’affaires du “gouvernement” Guaidó aux USA, Vecchio ayant représenté la compagnie pétrolière usaméricaine Exxon. « Il faut respecter la présomption d’innocence, mais il peut y avoir des conflits d’intérêts et c’est suffisant pour mériter une enquête », dit Francisco Rodriguez.
CITGO n’est pas le seul actif de l’État vénézuélien en faillite à avoir été exproprié pendant les années Trump. L’usine de Barranquilla (Colombie) de l’entreprise publique vénézuélienne d’engrais Monómeros – une autre filiale de PDVSA – a également été remise au “gouvernement” Guaidó. Après l’effondrement de l’entreprise suite à des allégations de corruption, Gustavo Petro, le président colombien, a restitué Monómeros à l’État vénézuélien. De même, les lingots d’or vénézuéliens conservés dans les coffres de la Banque d’Angleterre ont été soustraits au contrôle de l’État vénézuélien à la suite de l’opération Guaidó. Sans légitimité et sans le soutien des forces de sécurité, le gouvernement virtuel créé par Trump a rapidement perdu sa crédibilité. Il est aujourd’hui accusé de détournement de fonds et d’autres délits de corruption. Guaidó s’est installé à Miami.
Source: La Vanguardia – Traduction: Fausto Giudice pour Tlaxcala