Les incorruptibles – José Roberto DUQUE

14 octobre 2020

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Sur les réseaux sociaux et dans d’autres publications pour lesquelles j’ai l’honneur d’écrire, j’ai réfléchi à un sujet un peu (assez) sordide : l’utilisation de cadavres à des fins de propagande, et maintenant de publicité. En particulier des corps non corrompus, et plus précisément des saints, bénis et vénérables de l’Église catholique : dans les temples d’Europe et d’Amérique reposent des centaines de corps de martyrs ou de bienfaiteurs de la religion dont les corps ont été conservés pendant de nombreuses années ou siècles, par des moyens naturels ou artificiels, et exposés au public dans le but d’effrayer, d’éveiller la curiosité, la pitié ou l’admiration des paroissiens actuels ou potentiels.

« La religion vous garde intact » semble être le message ou la devise derrière cette longue campagne.

La semaine dernière, un autre jalon a été posé, le plus récent, dans la chaîne des événements et des processus qui veulent convaincre les gens qu’il est possible de gagner le privilège de la vie éternelle en s’abandonnant à Dieu. Un jeune italo-anglais du nom de Carlo Acutis a été béatifié par le pape ; il est le premier bienheureux millenial (et aussi influent) de l’Église catholique.

Il est mort à l’âge de 15 ans, un miracle lui est attribué, et maintenant, 14 ans après sa mort, il a été exhumé. Son corps ne présentait pas ce qu’on appelle l’incorruptibilité cadavérique, mais comme il était plus ou moins en bon état, certains experts ont procédé à un traitement pour le conserver, et le voilà exposé dans une urne en verre dans la basilique d’Assise (Italie), recevant la vénération des fidèles.

Détail : le corps du garçon, habillé en tenue de sport, porte des chaussures Nike. La marque sera associée au saint de la génération Internet pour toute l’éternité, si elle existe et si quelqu’un ne décide pas de changer cette « situation » (appelons-la ainsi).

Mettre en une seule phrase les mots « non corrompu, sainteté et capitalisme » est plus ou moins facile, à ce stade de l’histoire du cynisme.

D’autres corruptions

Peu de choses sont aussi redoutées par les politiciens (certains), les personnes politisées et les faiseurs d’opinion qu’une accusation de corruption, de trahison de principes ou d’incapacité à se défendre fermement. Les principes sont quelque chose dont tout le mondese veut les défenseurs, mais au moment crucial de les défendre, il n’y a plus grand monde. Notamment lorsque vous devez prouver que vous avez été fidèle à « vos » principes, pas en paroles, mais par la pratique avec des faits factuels et vérifiables.

Les analystes de comptoirs, lorsque les bars pouvaient être bondés, parlaient de l’irréductibilité des principes, de la haine du patron exploiteur et du tsar de la spéculation [Lorenzo Mendoza, patron de Polar, NdT], mais avec une bière Polar dans la main. Y a t-il beaucoup de monde qui aurait été capables d’une autocritique, celle qui met en avant les moments ou les gestes de faiblesse, les vices de la petite bourgeoisie, le prodigieux écart entre ce qui est proclamé et ce qui est fait ?

Je ne sais pas si le pays ou la situation de l’humanité réduite à la quarantaine suffit pour transférer sur des cas personnels les demandes que l’on fait aux pays, mais dans le Venezuela sous blocus, il n’y a pratiquement aucun moyen d’éviter cet exercice.

En 2016, le personnage méprisable et criminel par excellence était le bachaquero [spéculateur au marché noir, NdT] ; c’était l’opinion de tout le monde, y compris de nombreuses personnes qui achetaient à ces gens pour ramener de la nourriture à la maison.

Lorsque vous voyez votre famille souffrir d’un manque de nourriture, vous sortez dans la rue prêt à esquiver ou à piétiner directement des choses qui vous ont été inculquées dès votre plus jeune âge sous forme de principes. C’est un dilemme classique, il n’y a que deux possibilités : soit vous restez inflexible et pétrifié dans vos principes et vous mourrez de faim, soit vous faites des concessions et vous survivez. J’apprécie et je célèbre tout particulièrement le fait que la plupart de mes proches ont survécu à cette terrible époque.

Je ne peux m’empêcher de me souvenir d’une histoire contagieuse et macabre, vécue et subie par un frère et un camarade très cher, à qui un de ces criminel a dit, alors qu’il l’exonérait de payer un droit de passage pour entrer au cimetière : « Je suis un révolutionnaire, mais la réalité est sordide ».

Il s’agit probablement de la même attitude envers le monde qui était dans l’esprit (et dans la pratique) du leader chinois Deng Xiaoping, le successeur de Mao à la tête du Parti communiste chinois et de ce gigantesque État-nation. Lorsqu’on lui a demandé si la Chine était encore communiste, et que signifiait alors l’ouverture économique et la volonté de permettre la création d’entreprises et de consortiums, après la main de fer de l’État dans les décennies du Grand Timonier. La réponse de Xiaoping : « Peu importe que le chat soit blanc ou noir, l’important est qu’il attrape des souris. »

Elle s’applique aux individus et aux familles, mais aussi aux pays. Le Venezuela n’a pas reçu un seul dollar jusqu’à présent cette année pour le pétrole. Est-ce notre obligation en tant que pays de mourir du manque de pétrole afin de montrer au monde que rien ne nous éloignera, même pas une seconde, de nos principes ? Comment se peut-il que certains d’entre nous exigent que le gouvernement augmente notre salaire à 500 dollars, mais exigent également qu’il ne cherche en aucune façon l’argent qui serait nécessaire pour payer cette augmentation de salaire ?

Le pragmatisme: Comment ? Et jusqu’oú?

Dans le cas vénézuélien, le gouvernement a l’obligation historique de rester sur la voie révolutionnaire, dans le jeu géopolitique anti-impérialiste et dans la mobilisation interne des es pouvoirs créatifs du peuple. À ce stade, le paradoxe apparent explose : vaut-il la peine d’autoriser quelques ressources non socialistes pour la survie du projet qui nous mènera au socialisme ?

Bien qu’il ne soit presque jamais juste de donner l’exemple de ce que d’autres peuples et pays ont fait ou n’ont pas fait, il est inévitable de faire référence à Cuba lorsque ce pays était assiégé, appauvri et au bord de l’effondrement. Fidel a dû temporairement battre en retraite au point de permettre des investissements étrangers, permettant l’ouverture d’entreprises emblématiques du capitalisme le plus snob et cosmopolite (voir le magasin Benetton dans la vieille Havane) et d’ouvrir la libre circulation du dollar parmi les citoyens. Le succès des « paladares » ou restaurants familiaux réside dans la créativité appliquée à un sujet tabou, mal vu, horriblement mal vu dans tous les milieux gauchistes : ces petits restaurants étaient des expériences d’entreprises privées qui se sont aujourd’hui répandues et diversifiées à une vitesse vertigineuse dans toute l’île.

Que faisons-nous de Fidel après avoir vérifié et confirmé ce passage de l’histoire cubaine ? Devons nous le traiter comme un traître à ses principes, ou reconnaissons-nous l’efficacité d’une politique qui a maintenu la Révolution en vie ?

Si nous devons parler de principes irréductibles et d’êtres incorruptibles (comme les morts de l’Église catholique), commençons par examiner les faits plutôt que le langage. Il n’y a rien de plus capitaliste par origine et par définition que cette pratique édulcorée par le langage que l’on appelle « commerce ». Comme dans toutes les régions du monde, le commerce est quelque chose de légal, de sorte que personne n’est plus choqué par « ce dont il s’agit » : acheter bon marché pour vendre cher.

Il est facile de se battre par claviers et ordinateurs interposés pour défendre les principes de solidarité, d’équité, de réciprocité et de « à chacun selon ses besoins » et autres slogans qui dans la vie réelle ne sont pas respectés. Les experts éclairés, ceux des livres d’économie du XIXe siècle, n’ont rien à proposer au citoyen qui a besoin de rester en vie au XXIe siècle.

Il y a quelques semaines, Nicolas Maduro a annoncé des facilités bureaucratiques pour ceux qui veulent enregistrer une société. Une société privée ? Oui, cette structure qui légalise et met sur papier ce que des millions de personnes font de manière informelle pour survivre : acheter à bas prix, vendre à prix fort. Beaucoup des « incorruptibles » qui aujourd’hui tonnent contre la direction de Nicolas Maduro ont bénéficié de la vente de dollars subventionnés, ont goûté aux miels des voyages à l’étranger financés par l’État, et maintenant ils se demandent soudain où sont leurs dollars et pourquoi le gouvernement ne continue pas à les payer. Les revendeurs au marché noir de des ces dollars subventionnés sont, à l’échelle des cyniques destructeurs de l’économie, plusieurs échelons en dessous des commerçants qui spéculent et étranglent le peuple.

Vivre du commerce est-il un échec et une perversion de notre peuple ? Non : c’est la ressource de survie que des multitudes de personnes ont trouvé pour subsister au sein du capitalisme (qui ne finit pas par mourir) pendant qu’une fraction de ce même peuple, les militants et les partisans d’une autre société, construisent une structure qui rend le fonctionnement du pays viable dans un autre registre, sous une autre forme et sans passer par le processus de spéculation.

***

Dans l’arène des débats et des diatribes, il est souvent dit sur un ton insultant que « ces socialistes » n’aiment que les « sales » dollars. Que puisque le gouvernement cherche les dollars dont la société a besoin, alors « au Venezuela, il n’y a plus de révolution mais un gouvernement de droite ». Il s’agit d’un sophisme, que fait croire à de prétendus « sages » et analystes « radicaux dans leurs principes » que le gouvernement et la révolution sont la même chose, ou que la révolution est la tâche que le gouvernement doit faire pour nous afin que nous ayons tous une maison, une voiture, des dollars et de bons salaires.

La Révolution est faite par le peuple. Si nous disons qu’il y a une révolution au Venezuela, c’est parce qu’il y a un chavisme qui fait des choses audacieuses, un peuple qui lutte contre le blocus et toutes les agressions, et parce que le gouvernement bolivarien continue d’être menacé de mort et de destruction.

Et il l’est pour avoir tenu bon sur ses principes.

Ou bien les États-Unis vont-ils maintenant s’attaquer aux gouvernements qui abandonnent la voie révolutionnaire ?

 

José Roberto DUQUE

 

Source: Mision Verdad – Traduction: Romain Migus