Parmi les archétypes historiques des internationalistes, nous en trouvons un particulièrement contradictoire et complexe. C’est le renégat, le déserteur, le traître ou le converti. Chacun lui donnera une étiquette en fonction de ses propres convictions. Dans la longue histoire des politiques coloniales, les sujets ou les groupes qui, chargés d’une tâche coloniale – invasion, guerre, viol, pillage – n’ont pas manqué de prendre un tour humanisant, sympathisant avec leurs victimes probables et mordant la main de l’agresseur.
Le cas dont nous nous occupons concerne Haïti et la Pologne, avec les deux côtés d’un large océan sans ponts. D’une part, Haïti, qui vers la fin du XVIIIe siècle n’était pas Haïti mais Saint-Domingue, la colonie sucrière la plus fabuleusement riche de la France napoléonienne. Une île nichée dans un archipel ennemi, peuplée de pirates, de corsaires, d’inquisiteurs, d’arquebusiers, d’espions et de marchands d’esclaves. La station la plus avancée, en somme, de la « civilisation » apportée par les puissances coloniales qui se sont affrontées dans l’univers des Caraïbes. De l’autre côté, la Pologne, une « île » à sa manière, prise entre la mer Baltique et un océan de terre, déchirée par des divisions successives au nom de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, la dernière en 1795. Ce qui était autrefois le plus grand territoire européen, réduit à une étroite bande de terre, un centre de collecte et un théâtre d’opérations pour les puissances européennes et leur guerre de proie sans fin. Haïti et Pologne, Pologne et Haïti. Dans les Caraïbes et en Europe, les dernières oreilles de la marmite d’un monde guerrier, incompréhensible et hostile.
On ne sait pas exactement ce qui a amené la Légion polonaise à Haïti. Alors que certains prétendent que les Polonais ont été capturés et forcés à se battre par la force dans la guerre coloniale lointaine, d’autres soutiennent que leurs dirigeants ont conclu un pacte avec Napoléon Bonaparte pour faire cause commune contre la Russie des Tsars. En récompense de sa participation à la guerre, le monarque de la moitié de l’Europe était censé réhabiliter la nation polonaise effilochée. Le paradoxe violent supposé à l’époque était d’écraser une patrie naissante pour reconquérir la sienne.
Le contexte est marqué par la recrudescence de la révolte des esclaves qui avait débuté dans le nord de l’île en 1791, prenant la dimension d’une révolution radicale, non seulement dans l’île mais aussi dans les Caraïbes. Ses principaux promoteurs avaient été un certain Boukman – littéralement, l’homme des livres – un ancien esclave autodidacte qui, né en Jamaïque, avait sauté d’une île antillaise à l’autre ; et Cécile Fatiman, une prêtresse de la religion vaudou, fille d’un esclave africain et d’un Français blanc de l’île de Corse. Boukman et Fatiman étaient tous deux dans une situation très difficile parmi les esclaves, tant les Créoles que les nouveaux venus – appelés bossales – qui étaient tous obligés de travailler dans les riches plantations de sucre et de café du nord. Le slogan de la rébellion était clair, et avait été inventé dans la langue anticoloniale refondue dans la chaleur de la vie dure des plantations et dans les villages mobiles construits par les marrons en fuite : koupe tèt, boule kay. « Couper des têtes et brûler des maisons. » Quelques jours après le congrès clandestin de Bois-Caïman, 1 800 plantations ont été rasées et 1 000 esclavagistes ont été exécutés. Saint-Domingue, « la Perle des Antilles » – comme on l’appelait – était désormais un foyer d’enfer.
C’était juste deux ans après qu’une Révolution française pas si universelle ait clairement indiqué que le terme « libre, égal et fraternel » ne s’appliquait pas aux esclaves, aux noirs, aux femmes et aux colonisés d’outre-mer en général. Ce sont plutôt ces autres principes – moins bien connus – tels que la « sécurité » et la « propriété » qui ont été le véritable credo de la France coloniale, et en particulier celui de la bourgeoisie au pouvoir.
Ce que nous savons, c’est qu’en juin 1802, quelque 2 270 soldats polonais sont arrivés au Cap-Français (l’actuel Cap-Haitien, NdT) la capitale coloniale historique de Saint-Domingue, tandis qu’en septembre, 2 500 autres sont arrivés à Port-Républicain, l’actuel Port-au-Prince. Les Polonais, ainsi que quelques Allemands et Suisses, ont fini par constituer une fraction non négligeable du corps expéditionnaire envoyé par Napoléon pour réprimer la rébellion. L’expédition, sous le commandement de son beau-frère le général Charles-Victoire-Emmanuel Leclerc, est colossale : 35 navires de ligne, 21 frégates et une armée de 33 000 hommes. L’objectif était de rétablir l’ordre colonial, de massacrer les insurgés et, surtout, de rétablir l’esclavage. Une autre expédition jumelle de ce type a fini par écraser la révolution qui se déroulait alors sur l’île voisine de la Guadeloupe.
La performance de la Légion polonaise, au début, était loin d’être héroïque. En octobre de la même année, les Polonais du deuxième bataillon du San Marcos ont massacré plus de 400 combattants non armés de l’armée indigène. Curieusement, les chefs militaires locaux avaient donné à leur armée en l’honneur des indigènes dirigés par Tupac Amaru II lors de la rébellion qui a secoué toute la région andine du continent. Dès lors, le terme « indigène » aura de nombreuses significations dans le pays, toujours manifestement positives : national, autochtone, créole et aussi patriote. Les Polonais qui ont tué en masse sont également tués en masse. Mais ils sont aussi tombés sous l’action des fièvres des tropiques, aussi efficaces que les baïonnettes tirées par les noirs. Ils sont tombés sur les paysages inimaginables d’une terre en feu, victimes de fièvres qu’ils ne connaissaient pas, en regardant les braises incandescentes d’un soleil qu’ils ne pouvaient pas comprendre pourquoi, en cette période immobile de janvier à janvier, ne s’éteint jamais. Certains ont même pressenti non seulement l’humanité, mais aussi la justice de ces insurgés, dont le commandement était désormais entre les mains du plus déterminé d’entre eux : le général en chef Jean-Jacques Dessalines. Le général polonais Ludwik Mateusz Dembowski, qui a été promu commandant par le comte de Rochambeau, général des armées françaises, a écrit à l’époque : « J’ai eu l’occasion de rencontrer le chef des insurgés [Dessalines], ayant été pris en otage pendant 24 heures. Malgré la grande sauvagerie dont ils font généralement preuve, ils m’ont accueilli, et malgré la grande ignorance que l’on suppose en eux, ils raisonnent à leur manière et avec justice ».
Mais le monopole de la sauvagerie était détenu par les Français. La légion polonaise a été témoin de la barbarie de la Métropole et des formes les plus diverses d’avilissement de la créature humaine, des gadgets médiévaux aux nouvelles méthodes scientifiques de meurtre et de torture : feux de joie avec de la poudre à canon, chiens de chasse, muselières en étain, viols collectifs, têtes empalées, enfants de moins de 12 ans fourrés dans des sacs et jetés à la mer. Et la technique favorite de Napoléon, les « suffocations », par lesquelles les noirs étaient capturés et jetés dans les cales des navires qui étaient gazés au soufre. Ce n’est pas un hasard si, après avoir conquis la France, Hitler rendra hommage en juin 1940 au tombeau de Bonaparte, situé dans la chapelle des Invalides à Paris.
Décimés par la maladie et la guerre, condamnés à mourir au milieu de cette réalité incompréhensible et déjà sûrs que Bonaparte ne tiendra pas sa promesse, les Polonais commencent à déserter en masse. Après tout, Polonais et Haïtiens se battaient pour la même chose : pour la liberté au vrai sens du terme, pour un morceau de terre où travailler et un endroit où enterrer leurs morts. Rien de moins que ce que nous appelons la patrie. La date décisive de ce tournant historique sera le 18 novembre 1803, à la bataille de Vertières, qui scellera le sort de la Révolution haïtienne et ouvrira les portes de la liberté et de l’abolition de l’esclavage sur tout le continent. Dessalines a déclaré : « Nous avons donné à ces véritables cannibales la guerre pour la guerre, le crime pour le crime, l’indignation pour l’indignation. Oui, j’ai sauvé mon pays, j’ai vengé l’Amérique.
La bataille du Fort Vertières a duré 11 longues heures. Dès le premier matin, 120 soldats polonais ont rejoint les forces révolutionnaires qui assiégeaient le fort, dernière position stratégique des Français. Là, comme dans le poème de Nicolas Guillen, toutes les mains sont jointes, les mains blanches et les mains noires, non pas pour faire un mur, mais pour le faire tomber. Là, Capois-La-Mort, le héros militaire de l’époque, avance avec l’armée indigène pour conquérir la colline située à quelques kilomètres de la capitale coloniale. Il ne s’est pas arrêté quand un boulet de canon a renversé son cheval, ni quand un coup de feu a emporté son chapeau à plumes. Après la bataille, le général français, émerveillé par le courage des troupes indigènes, envoie une lettre : « Le capitaine général Rochambeau offre ce cheval en signe d’admiration pour l’Achille noir à la place de celui que l’armée française regrette d’avoir tué ».
L’événement le plus important, certainement sans précédent, n’est pas qu’une armée d’esclaves et de marrons mal armés et mal nourris ait vaincu l’armée la plus puissante et la plus expérimentée de la planète, invaincue dans les guerres européennes. Ce qui était vraiment extraordinaire, c’est que pour la première fois, les damnés de la terre, traités comme des bêtes, asservis et unis au joug de la plantation infernale, arrachaient au colonisateur la reconnaissance de sa pleine humanité. Et ils l’ont fait, bien sûr, par une violence fondatrice et libératrice.
La blessure narcissique pour la France et pour tout l’Occident serait telle qu’à la demande de Napoléon, le nom de Vertières serait littéralement banni des textes d’histoire, étant extirpé de la mémoire traumatisée des Européens. Aujourd’hui encore, il n’y a personne sur le « vieux continent » qui ne connaisse la bataille de Waterloo, mais presque tout le monde ignore que 12 ans après sa défaite en Europe, Napoléon avait déjà mordu la poussière de Vertières. Ce jour-là, les Français ont non seulement perdu le joyau le plus important de leur empire colonial, mais l’événement les conduira plus tard à vendre également le territoire de la Louisiane, craignant qu’une révolution « à la haïtienne » n’éclate dans le nord du continent.
Dessalines, stigmatisé par l’historiographie libérale-coloniale comme un barbare et un sanguinaire, fera sienne la phrase qui dit « gagner c’est pardonner », bien avant que José Martí ne la formule. Une fois la guerre révolutionnaire terminée, la Constitution impériale du 20 mai 1805, beaucoup plus avancée sur le plan éthique, politique et philosophique que celle des Jacobins français, interdira dans son article 12 que les blancs et toute nation étrangère mettent le pied dans le pays « avec le titre de maître ou de propriétaire ». Mais l’article suivant exempterait de la mesure les femmes blanches naturalisées par le gouvernement, leurs enfants nés ou à naître, ainsi que les Polonais et les Allemands. La contradiction n’est qu’apparente : l’interdiction des blancs restera en vigueur jusqu’à l’occupation américaine de 1915-1934, mais les Polonais seront considérés, à partir de ce moment, comme « génériquement noirs » et comme pleinement haïtiens. Ou, comme Dessalines lui-même les a appelés, comme « les blancs noirs d’Europe ». Leçons de la première et unique révolution antiraciste de notre histoire : tout le monde devait devenir « noir » dans ce sens particulier pour que les stigmates de la peau n’aient plus d’importance.
Cette mesure permettrait de toucher à terme 400 Polonais, qui déposeraient les armes pour devenir des paysans pacifiques, puisqu’en plus de la nationalité, la première nation indépendante d’Amérique leur accorderait des terres pour qu’ils se consacrent à l’agriculture. Lorsque certains des Polonais ont demandé à retourner en Europe pour rencontrer leurs familles, Dessalines a organisé lui-même l’opération, qui a été entièrement financée par l’État haïtien. Le plan de rapatriement comprenait un voyage à bord de la frégate Tartare, commandée par un commandant anglais nommé Perkins, ainsi qu’une escale sur l’île anglaise de la Jamaïque. Mais son gouverneur a essayé d’enrôler les vétérans polonais dans une nouvelle guerre coloniale, et comme ils ont refusé, il les a renvoyés à Haïti. Poussé par les Anglais à expulser les Polonais, Dessalines a insisté sur le fait que la Constitution interdisait l’expulsion des ressortissants polonais, et c’était le cas des « noirs » polonais. Mais, hors des murs, le monde restait un terrain de chasse pour les puissances coloniales, et l’odieux esclavage, aboli à Ayiti, régnait toujours sur les îles voisines. De peur d’être capturés et réduits en esclavage lors d’une nouvelle tentative de retour – tel était le destin qui se cachait derrière leur nouveau statut de « Noirs » – la plupart des Polonais finirent par s’installer sur l’île, principalement dans les régions du sud et du sud-est du pays.
Aujourd’hui encore, à La Baleine, Port-Salut, Fond-des-Blancs, Saint-Jean-du-Sud ou au village de Jacmel, à côté de musiques aux racines caribéennes et africaines, on peut être surpris par les étranges réminiscences d’une polka. Le cas du village de Cazale est particulier. Son nom viendrait de la conjonction du mot kay – maison en langue créole – et du nom de famille Zalewski, courant chez les soldats de la légion polonaise. Aujourd’hui encore, il est courant de désigner les habitants de Cazale, quelle que soit leur origine, comme des Polonais. Aujourd’hui encore, de l’autre côté de la mer, on peut voir dans les maisons de la Pologne catholique et orthodoxe une curieuse figure présidant les autels. Elle est Notre-Dame de Częstochowa, l’invocation nationale adorée de la Vierge Marie. Une vierge noire dans un pays fier de sa blancheur prétendument homogène. La Vierge de Częstochowa est identique à Erzulie Dantor, la plus importante figure féminine de la religion vaudou. Certains disent que, par un de ces caprices du destin, la vierge polonaise a voyagé en bateau vers ces terres des Caraïbes. C’est probablement vrai, et aussi l’inverse.
En Europe, pendant ce temps, Bonaparte construira un État satellite sur les territoires polonais qui portera le nom de Grand-Duché de Varsovie. Retiré de la nation, patrie vassale à la vie éphémère, le duché sera dirigé par Frédéric Auguste Ier de Saxe, marionnette de Napoléon subordonnée à la raison d’état de l’Empire français. Paradoxalement, à l’aube de ce siècle, les seuls Polonais libres sur la surface de la terre seraient ces Polonais. Les renégats, les justes, les noirs. Ceux qui avaient traversé l’océan pour se battre pour une patrie qu’ils n’auraient jamais pu imaginer. Là, ils ont vécu, en paix, et là, ils sont morts, laissant derrière eux des enfants à la peau sombre, aux cheveux noirs et raides et aux yeux électriques. Des enfants qui ont dansé des polkas au rythme d’un tambour africain et d’une flûte des Caraïbes. Ils parlaient un créole étrange qu’ils prononçaient avec des accents sérieux. Et qui vénérait deux vierges jumelles, incapable de distinguer laquelle d’entre elles était haïtienne et laquelle était polonaise.
Lautaro RIVARA (sociologue et poête argentin)
Source: Haitianaute