Michelle Bachelet, la chilienne qui a oublié d’où elle vient – Maurice LEMOINE

Usage de la force excessif, détentions arbitraires, tortures, mauvais traitements… Publié le 22 juin 2018, le rapport du Haut-Commissariat aux droits de l’Homme de l’Organisation des Nations unies (HCDH) cloue, une fois de plus, le Venezuela au pilori. Devant le Conseil des droits de l’Homme (CoDH), le haut-commissaire en fonction, le prince jordanien Zeid Ra’ad Al Hussein, membre de la dynastie hachémite, ancien ambassadeur de son pays aux Etats-Unis (2007-2010), appelle à la création d’une commission d’enquête internationale et demande un « engagement accru » de la Cour pénale internationale (CPI) contre la répression menée par les autorités de l’Etat depuis 2014 – année de la première vague de violence insurrectionnelle (les « guarimbas » ) déclenchée par l’opposition. Si Caracas proteste devant une position aussi déséquilibrée, nul ne s’étonne vraiment d’un tel parti-pris.

Même s’il critique ouvertement Donald Trump (et les « populismes »), Zeid Ra’ad Al Hussein a, s’agissant de l’Amérique latine, des réflexes très proches de ceux du Département d’Etat américain. Ainsi, quatre jours après avoir torpillé Caracas, va-t-il saluer, le 26 juin, les cinq candidats de la prochaine élection présidentielle en Colombie – parmi lesquels les « uribistes » [1] Germán Vargas Lleras et Iván Duque (le futur élu). Par écrit, tous ont pris l’engagement de respecter, protéger et garantir les droits humains. « Nous pensons que c’est la première fois, où que ce soit, que chaque candidat à la présidence a signé un engagement formel, sans équivoque, pour défendre les droits de l’Homme, déclare sans rire Zeid Ra’ad Al Hussein, feignant d’ignorer à quelle mouvance politique appartiennent Vargas Lleras et Duque ; cela vient comme une bouffée d’air frais dans un monde où tant de dirigeants politiques ont minimisé, ou bafoué activement, leurs obligations de respecter le droit international des droits de l’homme. »

Trois ans après l’élection de Duque, on a un aperçu de l’ineptie du propos et, avec tout le respect qui lui est dû, des limites de certaines déclarations péremptoires émanant du prestigieux HCDH : le 8 juillet dernier, plus d’une centaines d’organisations sociales et communautaires colombiennes, appuyées par Mgr Darío Monsalve, archevêque de Cali, ont dénoncé la « vengeance génocidaire » du gouvernement Duque contre les Accords de paix de 2016 et les secteurs qui les appuient [2]. Cent huit de leur dirigeants et militants ont été assassinés en 2019, 101 de janvier à mai 2020, auxquels il convient d’ajouter, depuis la fin du conflit armé, 219 ex-combattants, démobilisés, des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

Tout ayant une fin, le mandat de ce très pertinent « prince des droits humains » se termine. Pour le remplacer à compter du 10 septembre 2018, le secrétaire général de l’ONU António Guterres nomme l’ancienne présidente chilienne Michelle Bachelet. Théoriquement aux antipodes de l’ « Altesse royale », elle est la fille d’un général de l’armée de l’air – Alberto Bachelet – mort en prison (mars 1974) des suites des mauvais traitements et tortures infligés par les séides du général Augusto Pinochet après le coup d’Etat militaire du 11 septembre 1973. Que lui reprochait la dictature ? Durant la présidence de Salvador Allende, le général Bachelet avait été nommé à la tête du Bureau de distribution des produits alimentaires – l’équivalent des Comités locaux d’approvisionnement et production (CLAP) actuellement mis en place au Venezuela pour réduire les pénuries qui accablent les secteurs populaires du fait de la « guerre économique » (que subissait lui aussi le Chili) [3].

Elle-même incarcérée pendant deux années avant de s’exiler, Michelle Bachelet, après son retour, fera une belle carrière au sein du Parti socialiste du Chili, ministre de la Santé puis de la Défense dans les gouvernements du centriste Ricardo Lagos (2000-2006). Présidente de 2006 à 2010, puis de 2014 à 2018, dans le cadre de coalitions réunissant le centre droit et le centre gauche – la Concertation démocratique, puis la Nouvelle majorité –, elle a, à chaque fois, rendu le pouvoir à la droite, du fait d’une politique sociale timorée. Mais, entourée de chefs d’Etat fort impliqués dans l’émancipation politique et sociale de l’Amérique latine – Hugo Chávez puis Nicolás Maduro, Fidel et Raúl Castro, Lula da Silva suivi de Dilma Rousseff, Néstor puis Cristina Kirchner, Manuel Zelaya, Rafael Correa, Evo Morales, Fernando Lugo, Tabaré Vásquez et José « Pepe » Mujica, Daniel Ortega, Salvador Sánchez Céren, etc. – elle suivra gentiment le mouvement. En 2014, lors de la séquence des « guarimbas », elle n’hésite pas à dénoncer la tentative de coup d’Etat de l’opposition vénézuélienne, emmenée par les mêmes leaders que ceux d’aujourd’hui, contre Maduro.

Le Venezuela baigne toujours, et en permanence, sous la pression de la conspiration. Le 4 août 2018, un mois avant l’arrivée de Bachelet à l’ONU, une tentative d’assassinat de Maduro a échoué de peu. Le 19 janvier 2019, à l’instigation de Washington, le député Juan Guaido s’est autoproclamé président. Le 30 avril, accompagné d’une poignée de militaires, il a tenté un coup d’Etat. Etranglant économiquement le pays, l’administration Trump multiplie les mesures coercitives unilatérales – dites « sanctions ».
 
Jamais entendu parler de ce genre de choses… Le 5 juillet 2019, après une visite de trois jours au Venezuela, à l’invitation du pouvoir, la nouvelle Haute-commissaire divulgue un premier rapport dévastateur sur… la « répression de la dissidence pacifique » ! Elle y dénonce entre autres 5 287 morts imputables aux Forces de sécurité en 2018, supposément pour « résistance à l’autorité ». Il n’est alors guère difficile de prouver que, au mieux naïvement, au pire en complice, elle participe à une campagne de désinformation globalement intitulée « Crimes contre l’Humanité au Venezuela ».
C’est en effet la période pendant laquelle les grandes multinationales des droits humains jouent des coudes pour demeurer en tête du hit-parade des contempteurs de Caracas. Quand Amnesty International dénonce (14 mai) « au moins 8 000 exécutions extrajudiciaires commises par les forces de sécurité entre 2015 et 2017 », Human Right Watch (HRW), le 18 septembre, en dénombre 18 000 depuis 2016… Les médias s’emballent. Pour mieux conformer les faits au mythe, chacun donne un coup de pouce à la réalité. Et, paresse ou duplicité, personne ne note l’ampleur de la manipulation. Qu’on examine les « rapports » d’Amnesty ou de HRW, on se rend compte que leurs accusations spectaculaires sont totalement invérifiables et invérifiées. Quant au rapport lu par dame Bachelet, qui s’en inspire et leur fait écho, il mentionne : « L’information analysée par le CDH indique que beaucoup de ces morts violentes pourraient constituer des exécutions extrajudiciaires ». Conditionnel à tous les étages, imprécisions et approximations partout [4].

La nomination l’ex-présidente chilienne à la tête du Haut-commissariat n’avait pas que des adeptes. Bien que s’étant retiré du Haut Conseil des droits de l’Homme en juin 2018 en suspendant son financement, Washington, en maître du Monde ayant toujours un pied dans la porte, avait un autre favori. La capitale étatsunienne a donc clairement averti la Chilienne qu’elle devait « éviter les erreurs du passé ». Comprendre : notamment vis-à-vis d’Israël, trop durement traité, mais aussi de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua, insuffisamment châtiés. Des gouvernements avec lesquels, fut-il noté ici et là sur un ton sournoisement désapprobateur, elle a entretenu une certaine proximité.

Influencée dans sa conduite par le réseau de relations dans lequel elle se situe [5], Mme Bachelet est donc passée du Palais de la Moneda (à Santiago) au Palais Wilson (à Genève) en laissant délibérément quelques fondamentaux de côté.
Dans son rapport de la 40e session, elle a certes mentionné que le sombre panorama vénézuélien sera aggravé par « les sanctions imposées depuis les Etats-Unis », mais s’est empressée d’ajouter le grand classique des adversaires, ennemis (ou même observateurs de la Révolution bolivarienne désireux de ne pas « se mouiller ») : « La crise économique et sociale généralisée et dévastatrice » a commencé « avant la mise en place de ces sanctions ». Exactement ce que prétendait l’internationale conservatrice lorsqu’elle parlait de l’Unité populaire d’Allende, faisant passer au second plan l’ordre donné par Richard Nixon au Mike Pompeo de l’époque (un certain Henry Kissinger) : « Faites crier l’économie chilienne ! »

S’il en est un qui, un demi-siècle plus tard, fait à nouveau crier les Chiliens, c’est le président Sebastián Piñera. Le pays connaît sa plus grande mobilisation sociale depuis la fin de la dictature du général Pinochet en 1989. Les manifestations succèdent aux manifestations. Un formidable déploiement de policiers, de militaires et de « carabineros » leur répond. Bilan (à ce moment) : 22 morts, 2 200 blessés (dont 230 mutilations oculaires), 6 300 détenus. Courageusement, Mme Bachelet monte au créneau : le 16 novembre, devant les médias, elle exige du gouvernement du… Venezuela qu’il respecte les manifestations « pacifiques » qui doivent avoir lieu ce même jour à l’appel de Juan Guaido.

Le 18 novembre, questionnée par une journaliste, lors d’un forum organisé à Cambridge, elle se déclare très préoccupée par la situation de son pays. Néanmoins, ajoute-t-elle, « je dois être neutre, objective et impartiale en tant que Haute-commissaire ». Son objectif, précise-t-elle, n’est pas « de définir des responsabilités », le Chili étant un pays « régi par l’Etat de droit », ce qui implique d’attendre ce que déterminera son système judiciaire. « Nous ne sommes pas un Tribunal », conclura-t-elle prudemment [6]… A l’évidence, il s’agit de ne pas désespérer La Moneda.

Lorsque, à la mi-décembre, les enquêteurs du CoDH envoyés à Santiago par la haute-secrétaire remettent leur rapport, ils dénoncent en termes sévères les forces de sécurité chiliennes pour leur recours à un usage disproportionné et excessif de la force. Toutefois, ils précisent qu’ils n’ont pu établir « avec certitude » que la mort de onze personnes, des agents de l’Etat étant impliqués « dans quatre cas au moins » … Quatre cas ! Le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’en font pas « des kilos » (le bilan définitif s’établissant à 26 morts, on se demande par qui vingt-deux d’entre eux ont été tués). Dans un souci d’objectivité digne d’éloge, les mêmes fonctionnaires de l’ONU mentionnent d’ailleurs la destruction d’infrastructures publiques et privées due à cette violente explosion sociale et évoquentles témoignages de policiers blessés pendant les manifestations (2 705 d’après le ministère de l’Intérieur chilien). Ce qu’on ne leur reprochera pas ici. Mais qui a de quoi laisser rêveur à Caracas ou Managua (que le CoDH, aligné sur Washington, poursuit également de son courroux) … A l’image de Jorge Valero, l’ambassadeur du Venezuela aux Nations unies, les deux capitales dénoncent régulièrement « des informations provenant de sources de faible crédibilité » sans que, en ce qui les concerne, ne soient jamais prises en compte les informations ou réfutations fournies par les autorités.

Remord tardif (ou passager) ? Le 8 août 2019, Mme Bachelet se dit profondément préoccupée par les « conséquences potentiellement graves » des dernières sanctions américaines sur les droits humains du peuple vénézuélien [7]. Sans réellement, les remettre en cause : « Les sanctions sont extrêmement larges et ne contiennent pas suffisamment de mesures pour atténuer leur impact sur les couches les plus vulnérables de la population. » D’ailleurs, ces dernières sanctions ne s’appliquent techniquement pas aux « transactions liées à la fourniture d’articles tels que des denrées alimentaires, des vêtements et des médicaments destinés à être utilisés pour soulager des souffrances humaines », mais, « elles risquent encore d’aggraver considérablement la crise pour des millions de Vénézuéliens ordinaires ». Un coup à droite, un coup à gauche, la balle au centre : en principe, tout le monde est content…

Le 24 mars 2020, la même cheffe des droits de l’Homme de l’ONU demande la suspension des sanctions économiques contre des pays comme le Venezuela, Cuba, la Corée-du-Nord, la Birmanie et le Zimbabwe, de telles « mesures unilatérales et coercitives » portant atteinte aux droits humains et à l’accès aux médicaments et au matériel médical nécessaires pour affronter la pandémie de Coronavirus. Néanmoins, une fois de plus, pour éviter de fâcher les puissances impériale et sous-impériales, elle nuance aussitôt son propos. Dès le 29 avril, elle reproche à Caracas son « manque de transparence » dans… la gestion de la pandémie du Covid-19.
 
C’est pittoresque, mais surtout terriblement déplacé. Alors que les lanceurs de slogans prophétisent l’apocalypse au Venezuela, ce pays gère la catastrophe sanitaire avec efficacité. A ce moment, le nombre des défunts n’a pas dépassé la dizaine. Pour ne mentionner qu’un des éléments de la stratégie mise en œuvre, plus de 1 500 médecins cubains parcourent les zones populaires du seul Etat de Miranda – celui de la capitale Caracas – pour repérer, tester, et diriger les malades du Covid vers les centres de soins. L’Organisation panaméricaine de la santé (OPS) a accès en permanence aux résultats des diagnostics.
Dépistage de masse, confinement généralisé… Alors que la nébuleuse politico-médiatique utilise tous les clichés disponibles pour prévoir (et pour certains souhaiter) le pire à la République bolivarienne, où la progression rapide de l’épidémie «  menacerait le reste de l’Amérique latine [8] », c’est (sans parler des Etats-Unis) au Brésil, au Chili, en Equateur, au Pérou, en Colombie que (malheureusement) l’Apocalypse s’abat (menaçant le Venezuela !). A tel point que, début mai, la coordination du Système des Nations Unies présente sur place demande au gouvernement de Maduro l’autorisation d’étudier sa stratégie de lutte contre la pandémie, pour la transposer dans d’autres pays. A tel point qu’une autre agence de l’ONU, l’Organisation pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), salue également la politique du gouvernement bolivarien [9].
Cachez ces éloges incongrus : selon Mme Bachelet, le gouvernement de Maduro, outre son opacité, profiterait de la situation d’urgence pour violer les droits humains.

Tous les trois, quatre ou six mois, de rapport « intermédiaire » en rapport « actualisé », les mises en cause de Caracas fusent à jet continu [10]. Pour ne citer qu’elle, car intimement liée à Washington dans la déstabilisation du Venezuela, la Colombie n’a pas droit à un tel privilège. Un rapport de 62 pages le 12 juin 2019 pour dénoncer douze (12 ! on croit rêver) exécutions extrajudiciaires ; une mise en cause beaucoup plus sérieuse en février 2020, qui fâche très fort le pouvoir pour sa sévérité. Mais c’est tout. Et ce, bien que Bogotá interdise désormais l’entrée sur son territoire du rapporteur du CoDH, Michel Forst, qui a fait un travail remarquable sur la non mise en œuvre des Accords de paix. L’Union européenne, en ce qui la concerne, ne croit pas spécialement utile d’interpeler (sans parler de « sanctionner ») le gouvernement Duque (en termes financiers comme politiques, la consolidation de la paix est pourtant l’épine dorsale de la coopération de l’UE avec Bogotá).
 
Sur le Venezuela, nouveau document « actualisé » – A/HRC/44/20  lors de la 44e session du Conseil des droits de l’Homme, le 2 juillet 2020. Sans contextualiser outre mesure, évoquant cette fois en six lignes les « sanctions » (sans nommer les Etats-Unis), la Haute-commissaire déplore que « les personnes, au Venezuela, continuent à subir de graves violations de leurs droits économiques et sociaux en raison des bas salaires, du prix élevé des aliments, de la persistante carence des services publics, comme l’électricité ou l’eau, le manque de combustible et l’accès précaire aux services de santé. »
On comprendra que ce sujet à lui seul exigerait d’autres développements. Disons très (très-très) succinctement que…
D’un côté, 6 millions de familles bénéficient des produits à prix subventionnés garantis par le gouvernement, malgré les énormes difficultés provoquées par le blocus économique et financier. Car, de l’autre côté, le Département du Trésor étatsunien vient de sanctionner une dizaine de compagnies maritimes pour avoir offert leurs services à l’industrie pétrolière du « dictateur Maduro » [11] ; fait pression sur les firmes, les armateurs, les compagnies d’assurance, les autorités portuaires du monde entier, les poussant à se détourner de toute transaction avec le pays « paria ». Depuis 2017, de nombreuses institutions financières ont procédé à la fermeture de comptes vénézuéliens, craignant les représailles de Washington pour « blanchiment d’argent ». L’entreprise mexicaine Libre Abordo annonce sa faillite, obligée par les Etats-Unis à interrompre son activité – l’échange de denrées alimentaires et autres produits de base contre du pétrole vénézuélien. Des milliards de dollars d’actifs que Caracas possède à l’extérieur (Etats-Unis, Colombie, Europe) sont purement et simplement mis à sac par les gangs de Trump et Guaido. Depuis le 22 juin, la justice britannique examine à qui, de Maduro ou Guaido, elle va rendre plus d’un milliard de dollars d’or stocké dans les coffres de la Banque d’Angleterre et appartenant au Venezuela. Le pouvoir légitime le réclame depuis 2018 (c’est-à-dire bien avant l’invention du « président fantoche ») – et aujourd’hui plus que jamais pour « raisons humanitaires » [12]

Tout cela, Mme Bachelet devrait le savoir puisque, fin avril, le gouvernement bolivarien a demandé à l’ONU de servir d’intermédiaire et d’administrer ces fonds, destinés à la lutte contre le Covid-19, à travers le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD). A moins, bien sûr, qu’entre New York et Genève les communications ne fonctionnent plus.

Armes, braquages, racket, meurtres, drogue, affrontements… Sur ce pays objectivement en guerre, confronté à une nébuleuse de bandes organisées, liées ou non avec le narco-paramilitarisme colombien, lui-même très présent et actif dans les Etats frontaliers (Táchira, Zulia), le rapport de la CoDH dénonce : entre le 1er janvier et le 31 mai 2020, 1324 personnes ont été tuées dans le cadre d’opérations de sécurité, dont 432 par les Forces d’action spéciales (FAES).

Pas de langue de bois. Dans le contexte d’extrême violence auquel il est soumis et de la décomposition qui en découle, le Venezuela n’échappe pas à un certain nombre de dérapages et « bavures ». Le 10 juillet dernier, un groupe d’intellectuels et militants vénézuéliens et étrangers, à l’engagement et à la trajectoire incontestables, ont eux-mêmes attiré l’attention du président Maduro, du procureur général Tarek William Saab et des membres du Tribunal suprême de justice (TSJ) sur des excès commis par les FAES. Soucieux de ne pas donner prise aux « manipulations politiques » et au « maccarthisme infantile », ils se sont abstenus d’utiliser et les rapports du Bureau de Mme Bachelet et les chiffres de la fondation Monitor de Víctimas, l’une des sources (avec, entre autres, les officines d’opposition Provea ou Foro Penal) du grand bazar des droits humains. Sur la base de chiffres gouvernementaux – 362 morts – et au nom de la Révolution, ils ont réclamé un contrôle accru de cette unité [13].
 
Pour autant, un tel constat n’implique pas que toute victime des forces de l’ordre soit le résultat d’un « assassinat ». A moins, bien entendu, de le prouver, sur la base d’enquêtes rigoureuses et documentées, ce qui n’est absolument pas le cas – et a donné lieu à la manipulation majuscule de 2019 sur les « 18 000 exécutions extrajudiciaires » (raison pour laquelle, sans doute, la différence abyssale des chiffres sautant aux yeux (pour peu qu’ils soient ouverts), Mme Bachelet se voit obligée de mentionner, en s’en félicitant, « la diminution du nombre des homicides »).

Cent-dix personnes dont soixante-trois membres des Forces armées, s’inquiète publiquement la Haute-commissaire Bachelet, sont « poursuivies pénalement pour des délits comme la trahison, le rébellion, l’incitation publique ( ?), la conspiration, la tentative d’assassinat (du président), le terrorisme et le financement d’activités terroristes ». S’agit-il là d’abus ? Mme Bachelet est dans son rôle quand elle rappelle leur droit à un juste procès. Pour le reste, nul n’ignore que les Etats-Unis et le clan Guaido ont lancé moult appels à un Pinochet de circonstance et aux Forces armées pour qu’ils se retournent contre le président Maduro, et que quelques militaires, s’exposant à une répression légitime, ont obtempéré. Nul n’oublie qu’en mai, dans le cadre de l’ « opération Gedeón », plusieurs dizaines de déserteurs ont tenté de pénétrer le territoire, depuis la Colombie, pour renverser le chef de l’Etat. Secret de polichinelle : un contrat a même été signé le 16 octobre 2019 entre Guaido et une compagnie mercenaire américaine – Silvercorp USA – pour « capturer / arrêter / éliminer Nicolás Maduro » [14]. Est-ce à dire que le Conseil des Droits de l’Homme de l’ONU défend mordicus des opposants qui bafouent les lois en vigueur, le droit international public et privé, les libertés, pour y substituer, y compris à travers l’assassinat, la loi du plus fort et du plus violent ?

En poursuivant la même logique jusqu’à ses conséquences ultimes, on posera une autre question : si, en 1973, le président Allende avait détecté et neutralisé la conspiration du général Pinochet, fait arrêter les officiers félons et leurs complices civils, eut-il fallu, au nom des droits de l’Homme, condamner leur incarcération ? Hurler à l’existence de « prisonniers politiques » ? Réclamer leur libération ? Le maniement de tels concepts exige des précautions. Car, ce faisant, Allende aurait sauvé sa vie, évité le coup d’Etat et ses dizaines de milliers de victimes (assassinées, torturées et/ou exilées), la mort du général Alberto Bachelet et… les deux ans d’incarcération de la jeune Michelle, la fille de ce dernier.

Des cas de tortures existent au Venezuela – dont témoigne la mort du capitaine de corvette Rafael Acosta Arévalo, mort des mauvais traitements subis, en juin 2019 –, pas plus excusables en « République bolivarienne » qu’ailleurs. Mais là encore, la rigueur s’impose : « allégations de torture », comme le mentionne Mme Bachelet, sans s’encombrer de détails, n’équivaut ni à « tortures avérées », ni à pratique généralisée, ni à politique d’Etat. Qu’on le prenne en français, en anglais ou en espagnol, le mot « allégation » signifie « affirmation, assertion, avec ou sans preuve, éventuellement mal fondée, voire mensongère ». Ce qui prend tout son sens lorsqu’on connaît le rôle et l’influence d’ONG locales dites de défense des droits humains agissant en porte-paroles de l’opposition radicale et financées de l’étranger (Etats-Unis et Union européenne) [15].

Tout aussi abusive est la mise en avant d’ « allégations » (encore !) de « disparitions forcées ». En certaines occasions, essentiellement quand il s’agit de crimes relevant de la déstabilisation ou de la tentative armée de coup d’Etat, les individus arrêtés, civils ou militaires, sont placés « au secret », sans contact avec leur famille ou leur avocat, sans possibilité d’appels téléphoniques, pour une durée pouvant aller de trois jours à un mois, une quarantaine de jours dans le pire des cas. En droit, dans un pays en paix (ou même victime d’agression), la méthode peut être contestée. Mais elle n’a évidemment rien à voir avec la pratique apparue en Amérique latine dans les années 1960. Produit de la guerre sale, puis de l’Opération Condor dans tout le Cône sud, elle a affecté de l’ordre de 90 000 personnes en une vingtaine d’années. Les opposants politiques sont alors enlevés par des forces militaires ou paramilitaires, enfermés dans des centres clandestins, torturés, puis assassinés. Les tortionnaires ne laissant aucune trace de leur exécution, le sort des victimes demeure à jamais inconnu.

La « disparition » est évidemment différente de la détention légale (ou moins légale) accompagnée de mise au secret, « car dans ce dernier cas, si les autorités gardent la victime détenue, parfois sans vouloir en informer l’endroit, elles reconnaissent toutefois la retenir [16] » Et, au Venezuela d’aujourd’hui, ne la maintiennent à l’isolement qu’un temps limité.

Dans l’énoncé de son rapport, Mme Bachelet ne mentionne bien entendu aucun nom ou liste de « disparu(s) » – et pour cause. Mais, dans le cadre de la « guerre psychologique », l’évocation de ce crime aberrant atteint son but. Reprise par une communauté de zélotes médiatiques prêts à tout pour diaboliser le Venezuela, elle conditionne la conscience collective qui, en toute bonne foi, va voir dans ce pays l’équivalent du « nuit et brouillard » argentin. Sachant que, d’après l’article 5 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcés, « la pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’Humanité, tel qu’il est défini dans le droit international applicable, et entraîne les conséquences prévues par ce droit ». Voilà donc l’ « opinion publique internationale » sommée de considérer la comparution de Maduro devant la CPI comme allant de soi.

Lorsque, toujours le 2 juillet 2020, la Haute-commissaire critique la nomination d’un nouveau Conseil national électoral (CNE), « sans le consensus de toutes les forces politiques », elle omet de préciser que, pour qu’existe un tel consensus, encore faudrait-il que la droite radicale ne s’oppose pas à toute issue pacifique de la crise et ne se place pas délibérément hors-jeu. Elle oublie tout autant que, dans la perspective des élections législatives de décembre prochain, cette désignation du CNE par le Tribunal suprême de justice (TSJ) est le produit d’un accord passé entre l’opposition de droite modérée et le chavisme – majoritaires, ensemble, à l’Assemblée, où ils ont mis en minorité, début janvier 2020, les « ultras » de Juan Guaido. Bref, comme l’ont fait l’extrême droite, la bourgeoisie et la Démocratie chrétienne chiliennes en 1973, Mme Bachelet apporte ostensiblement son soutien au camp « putschiste » promu par les Etats-Unis.

Changeons de perspective, maintenant. Mort de George Floyd, ce quadragénaire noir asphyxié lors de son interpellation, le 25 mai, au « pays de la liberté ». Au nom du HCDH, Mme Bachelet exprime sa réprobation : « Les voix appelant à la fin des meurtres d’Afro-américains non armés doivent être entendues. Les voix appelant à la fin des violences policières doivent être entendues. Et les voix appelant à la fin du racisme endémique et structurel qui ravage la société américaine doivent être entendues [17]. » Mais, en même temps… « Comme je l’ai déjà dit, la violence, le pillage et la destruction de biens et de quartiers ne résoudront pas le problème de la brutalité policière et de la discrimination enracinée. Je réitère mes appels aux manifestants pour qu’ils expriment pacifiquement leurs demandes de justice (…)  ». De cette dernière remarque, il résulte que, sur le territoire des Etats-Unis, la violence des protestataires doit être proscrite. Pourquoi pas une même exigence quand il s’agit d’émeutiers s’exprimant parfois à balles réelles, au Venezuela ou au Nicaragua ?

Dans le cadre d’une réunion d’urgence convoquée après la mort de Floyd et les manifestations monstres qui ont suivi, les pays africains ont présenté une résolution réclamant l’établissement d’une commission d’enquête internationale indépendante pour faire la lumière sur le « racisme systémique » aux Etats-Unis. Un peu excessif, non ? Discussions, négociations, édulcoration. Le 19 juin, devant le Conseil, Mme Bachelet dénoncera donc « le racisme systémique » et appellera à « faire amende honorable » pour des s